Regard fraternel (n°54) - L’Émir Abdelkader Al-Djazairi : d’Amboise à Damas, itinéraire d’un sage résistant
- Guillaume Sauloup
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Après la chute de la capitale itinérante de la résistance, la Z’mala, en 1843, l’Émir Abdelkader trouve refuge au Maroc. Mais ce refuge est de courte durée, car sous la pression française, le sultan le pousse à repartir. En 1847, dans un geste de responsabilité et de lucidité, il choisit de se rendre, à condition que ses compagnons soient épargnés et qu’il puisse exiler en terre d’Islam, vers la Palestine « Aka » ou l’Égypte « Alexandrie ». La promesse est trahie, l’Émir est emmené en France, d’abord à Toulon, puis à Pau, et enfin au château d’Amboise. Là, au cœur de l’exil, sa noblesse intérieure rayonne. Et plus tard, à Damas, c’est cette même noblesse qui fera de lui un héros de la paix, sauvant des milliers de vies. Entre Amboise et Damas, se dessine le parcours d’un homme dont la grandeur réside dans le choix constant de l’humain, de l’honneur et de la foi.
L’Émir Abdelkader, fondateur de l’État Algérien moderne
Abdelkader Ben Mahieddine, connu sous le nom de l’Émir Abdelkader, est un personnage incontournable de l’histoire contemporaine de l’Algérie. Chef militaire et spirituel, poète et érudit, il est l’initiateur de la résistance contre la colonisation française de 1832 à 1847, et le fondateur d’un embryon d’État algérien moderne.
Né le 6 septembre 1808 à El Guetna, près de Mascara, dans une famille issue de la confrérie soufie Qadiriyya et prétendant à une lignée chérifienne remontant au Prophète Mohamed (paix et bénédictions sur lui), Abdelkader reçoit très jeune une éducation religieuse approfondie. Ayant mémorisé le Coran avant l'âge de onze ans, il entreprit ensuite des études à Oran, au Caire, à La Mecque, à Damas et à Bagdad, au cours d'un long voyage initiatique qui influença profondément sa perception du monde musulman.
En 1830, la France s'empare d'Alger, suivie par Oran en 1831, plongeant ainsi le quotidien des Algériens dans le chaos et les troubles. Face à cette situation, les savants et les notables de l'Oranais se lancent à la recherche d'un homme capable de prendre en main les affaires du pays. Leur choix se porte d'abord sur le cheikh Mahieddine, père d'Abdelkader, reconnu pour sa piété, son courage et son passé de résistant. En effet, il avait dirigé une première insurrection contre les Français en 1831, avec la participation de son fils Abdelkader dès les premiers affrontements.
Le cheikh Mahieddine refuse cette responsabilité en raison de son âge avancé. Sous l'insistance des érudits et des chefs de tribus, il propose alors son fils Abdelkader pour prendre la tête de la résistance et organiser la région. À cette époque, ce dernier combattait déjà les troupes françaises dans une zone appelée Fort-Philippe.
Le 27 novembre 1832, les chefs des tribus et les savants se réunirent dans la plaine de Ghriss, près de Mascara, pour prêter un premier serment d’allégeance à Abdelkader (Baïa), qui reçut alors le titre de Nasser Ed-Din (le Défenseur de la Foi). Une seconde cérémonie, plus solennelle, se tint le 4 février 1833, marquant le début officiel de son émirat.
À partir de ce moment, il organise la résistance armée, établit un gouvernement, crée un Conseil de la Choura et met en place une armée régulière. Son administration se distingue par des réformes éducatives, sociales et religieuses, incluant la lutte contre l'analphabétisme et la moralisation des mœurs. Il instaure également un emblème et une monnaie nationale.
Abdelkader remporte plusieurs batailles contre les troupes françaises, dont celles de la Macta et de Tafna, et conclut avec les Français deux traités importants (Démichel en 1834 et Tafna en 1837) qui reconnaissent son autorité sur l’ouest algérien. Mais la France ne respecte pas ses engagements. Entre 1840 et 1847, elle mène une guerre totale, recourant à des méthodes brutales, incendies et massacres de civils, pour briser la résistance.
Isolé, privé du soutien du Maroc sous la pression française, l’émir capitule en décembre 1847 pour éviter davantage d’effusion de sang. Fait prisonnier malgré la promesse de pouvoir s’exiler, il est emprisonné en France jusqu’en 1852.
Adhane et cloches d'église en résonance à Amboise (1848-1852)
Après plus de quinze années de résistance acharnée à la conquête française, l’émir Abdelkader se rend le 24 décembre 1847. En contrepartie, il obtient la promesse d’un exil en terre d'islam. Cette promesse n’est pas tenue. Accompagné de sa famille et de sa suite, soit près de quatre-vingt-dix personnes, il est transféré en France, d'abord à Toulon, puis au château de Pau, avant d’être assigné à résidence au château d’Amboise en novembre 1848.
Sa captivité dure quatre années, marquées par les privations, les deuils et les épreuves. Le château, désaffecté, glacial et insalubre, devient le lieu de plusieurs drames silencieux, où femmes et enfants périssent, affaiblis par l'exil. D’abord replié sur lui-même et blessé par la trahison, l’émir Abdelkader s'ouvre progressivement à son nouvel environnement. Sa grandeur morale, sa dignité face à l'épreuve, son humilité, suscitent l’admiration. On lui permet de pratiquer librement sa foi, et cinq fois par jour, l’appel à la prière résonne du haut d'une tour, alternant avec les cloches de l’église.

Le respect qu’il inspire dépasse les murs du château. Notables, religieux et intellectuels viennent discrètement à sa rencontre. L’émir échange avec le curé d’Amboise, entretient une riche correspondance, reçoit l’ancien évêque d’Alger, Mgr Dupuch, ainsi que l’avocat Guitton du Plessis, tous frappés par son élévation d’âme et son calme face à l’adversité. On raconte qu’il était (paix à son âme) estimé par la bourgeoisie amboisienne, qui lui a offert un magnifique lustre, lequel il a ensuite offert à l’église de la ville.
Progressivement, la surveillance s’allège. L’émir est vu sur les bords de Loire, dans les vignes, à Limeray, où il admire les trains. Sa silhouette blanche drapée dans son burnous devient familière aux habitants, qui racontent encore, de génération en génération, son passage à Amboise comme un moment marquant de l’histoire locale. Il devient, selon les mots de l’écrivaine Martine Le Coz, « une présence lumineuse ». En 1852, Louis-Napoléon Bonaparte, devenu Napoléon III, s’engage à tenir enfin la promesse faite par la France de libérer Abdelkader, et vient lui-même lever sa détention. Après sa libération, l’émir se rend d’abord à Brousse, en Turquie, puis en Syrie, où il choisit de s’installer à Damas.
Le chemin à Damas éveil d’un dialogue interreligieux
Il s’installe enfin à Damas en 1855. Ce déménagement faisait suite aux tremblements de terre répétés qui avaient secoué la ville de Bursa en Turquie et ses alentours. Cette situation conduit le sultan à permettre à l’Émir de s’établir à Damas. L'ordre est donné à Mahmoud Nedim Pacha, wali de Damas, de préparer l'accueil de l'émir et d'organiser une demeuredigne de lui. À son arrivée au port de Beyrouth, l’Émir et sa suite étaient accueillis avec chaleur par les habitants libanais.
Le lendemain, un cortège de chariots tirés par des chevaux les conduisaient à Damas, où un accueil officiel avait été préparé à l’entrée de la ville.
Là-bas, il continue à rayonner par sa sagesse. En 1860, à la suite des massacres perpétrés par les Druzes contre les chrétiens au Liban et à Damas, l’Émir Abdelkader se distinguepar un acte de grande générosité. Il ouvre les portes de son palais pour offrir refuge aux chrétiens, déclarant fermement qu’il préférerait mourir plutôt qu’un seul chrétien ne soit touché sous sa protection. Cet acte de solidarité interreligieuse témoignait de son engagement profond envers la justice et la paix, s’attirant l’admiration du monde entier, du pape au président des États-Unis.

Msg Lavigerie, profondément impressionné par cet acte héroïque, se rend à Damas pour rencontrer l’émir et lui exprimer sa gratitude. Toutefois, L’émir répond avec une humilité remarquable : « J'ai fait mon devoir de musulman, je ne mérite pas de louanges pour cela », Lavigerieest frappé par sa simplicité et son esprit de sacrifice. Ému, il déclare : « Je n'oublierai pas aisément cette entrevue, je l'écoutais avec admiration et bonheur parler, lui, musulman sincère, un langage que le christianisme n’eût pas désavoué… ». Cet instant marque un tournant décisif dans la vie de Lavigerie, qu'il qualifie plus tard de son « chemin de Damas », comme une confirmation de ses aspirations apostoliques et de son engagement pour une coexistence interreligieuse fondée sur la tolérance et le respect mutuel.
En vérité, l’Émir Abdelkader n’a jamais cessé d’être libre. À Amboise, il médite, à Damas, il agit, et partout, il élève les consciences. La sculpture inaugurée en février 2022 sur les bords de la Loire, Le Passage Abdelkader installé à l’entrée de la ville , signé du sculpteur tourangeau Michel Audiard et à l’initiative de Benjamin Stora, rappelle que la véritable grandeur dépasse les frontières et les épreuves. L’Émir Abdelkader, personnage fondamentale de l’histoire de l’Algérie et conscience éveillée de l’humanité, transforme l’exil en témoignage vivant de sagesse.
À Damas, sa parole apaise, son savoir éclaire, son exemple unit. Son nom traverse les années comme un souffle de foi, de justice et d’humanité.
*Article paru dans le n°61 de notre magazine Iqra.
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