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Regard fraternel (n°35) - Assia Djebar : la voix des femmes opprimées


Je ne vois pour lesfemmes arabes qu'un seul moyen de tout débloquer : parler, parlersans cesse, d'hier et d'aujourd'hui.”

ASSIA DJEBAR FEMMES D'ALGER DANS LEUR APPARTEMENT 2004


À l’occasion de la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, le 25 novembre, le portrait d’Assia Djebar résonne avec une force particulière. Bien avant que le monde ne s’éveille pleinement à ces luttes, Assia Djebar écrivait pour donner une voix aux femmes réduites au silence. En mêlant les récits intimes et les drames collectifs, elle dévoilait non seulement l’Histoire de l’Algérie, mais aussi les violences invisibles subies par les femmes. Par son écriture, elle a fait de chaque souvenir une rébellion et de chaque vie féminine une résistance, réaffirmant ainsi le rôle fondamental de la parole pour briser les chaînes de l’oubli et de la domination.


Pour Assia Djebar l’écriture est acte de liberté


« J’ai le désir d’ensoleiller cette langue de l’ombre qu’est l’arabe desfemmes. »

ASSIA DJEBAR LE BLANC DE L’ALGÉRIE 1996


En 1957, en pleine guerre de libération, Assia Djebar publie La Soif, son premier roman, à seulement 21 ans. Ce récit centré sur l’amour, éloigné des récits militants attendus, ce qui suscite incompréhension et critiques en Algérie. Comment pouvait-elle écrire une histoire d’intimité sans évoquer la lutte pour l’indépendance ? Mais Djebar reste fidèle à sa vision, pour elle, l’écriture ne devait pas être l’outil d’un engagement politique immédiat, mais un espace de liberté pour explorer les vies intérieures des femmes.


Refusant l’enfermement dans les cadres idéologiques, elle choisit d’approfondir une mémoire marquée par la colonisation, sans jamais tomber dans un discours didactique ou réducteur. À travers une écriture qui mêle souvenirs personnels et fiction, Djebar revisite l’Histoire de son pays sous des angles nouveaux. Dans chacune de ses œuvres, le passé colonial revient, mais transformé en récits intimes où les femmes deviennent les héroïnes.


Elle ne prétend pas réparer les blessures de l’Histoire, mais les raconte avec la force d’une femme libre, croyant fermement que chaque douleur, chaque événement, peut être transcendé par la parole et devenir une histoire à transmettre.


Un aspect méconnu de l’engagement d’Assia Djebar


Le parcours d’Assia Djebar ne se limite pas à son immense contribution littéraire. Lors d’une intervention dédiée à sa mémoire, et organisée par la radio locale de Blida-Algérie, le sénateur, ancien ministre, ambassadeur et écrivain, Kamel Bouchama a rappelé le rôle méconnu de l’écrivaine dans la révolution algérienne. À travers ses écrits pour le journal El Moudjahid à Tunis, qu’elle rejoint après avoir interrompu ses études en raison de la grève des étudiants en 1956, Assia Djebar documente avec force le combat des femmes algériennes. Ces articles mémorables empreints de patriotisme, témoignent de son engagement inébranlable pour la liberté.


Son militantisme, souligne Kamel Bouchama, trouve ses racines dans une éducation marquée par l’amour de la patrie, héritage d’une famille révolutionnaire, son père et son frère étaient des combattants (moudjahidines) de l’Armée de libération nationale. Cet enracinement se reflète également dans son œuvre littéraire, où la défense de la liberté et des droits des femmes tient une place capitale.


De son côté, la professeure et écrivaine Chahrazad Boudraa Kouriche a insisté sur l’importance de l’engagement d’Assia Djebar pour faire connaître la cause algérienne, notamment en mettant en lumière le rôle des femmes combattantes. Elle appelle à honorer la mémoire de cette grande dame, en intégrant ses écrits dans les programmes scolaires algériens, afin que les générations futures découvrent l’ampleur de son héritage.


Née Fatima-Zohra Imelhayène, le 30 juin 1936 à Cherchell à 150 kilomètres à l’ouest d’Alger, Assia Djebar passe son enfance à Mouzaïa, près de Blida. Après un parcours scolaire remarquable, elle entame ses études secondaires à Paris en 1954, avant de revenir en Algérie indépendante pour poursuivre son éducation à l’Université d’Alger. Jusqu’à son décès, le 6 février 2015 à Paris, elle reste une figure de proue de la littérature et du combat pour les libertés.


Entre deux mondes, deux langues, deux histoires


Avant ses trente ans, Assia Djebar publie déjà quatre romans écrits en français, langue qu’elle maîtrise aussi bien en littérature qu’à l’université. Pourtant, face à la politique d’arabisation imposée en Algérie, elle s’éloigne de l’écriture pour se tourner vers le cinéma, où l’arabe oral de son enfance devient son moyen d’expression privilégié.


Cette période marque un silence littéraire de dix ans, avant un retour à l’écriture qui ne la quittera plus. Dans ses romans et essais, elle déploie une œuvre profondément marquée par l’Histoire algérienne, son propre parcours, et celui des femmes de son pays. Elle cherche à travers ses récits à réinventer l’oralité et à rendre justice à la complexité des voix algériennes, sans jamais se départir d’un regard nuancé et riche en subtilités.


Mais Assia demeure perpétuellement en équilibre entre deux pôles, la France et l’Algérie, le français et l’arabe, le collectif et l’intime, la pudeur et la mise à nu. Elle vit ce tiraillement comme une force créative, tout en portant le poids d’une liberté fragile, parfois empreinte de culpabilité. Cette dualité, loin d’être une faiblesse, façonne une œuvre unique, à la croisée des mémoires, des identités et des récits. Par l’écriture, le cinéma, et son engagement intellectuel, Assia Djebar demeure un pont entre les deux cultures, une voix universelle et essentielle.


Quand l’image prolonge l’écrit


En 1977, Assia Djebar fait ses premiers pas dans le cinéma avec La Nouba des femmes du Mont Chenoua, une œuvre couronnée à Venise en 1979. Elle poursuit avec La Zerda et les chants de l’oubli (1982), un documentaire poétique qui revisite les mémoires coloniales et valorise les récits féminins.


Pour A. Djebar, le cinéma complète l’écriture, à travers une esthétique qu’elle nomme « imageson ». Elle fait dialoguer le visuel et l’auditif pour combler les silences des mots. Cette approche nourrit également ses romans, notamment Vaste est la prison (1995), où elle relie sa création cinématographique à son exploration des identités féminines. Son œuvre hybride franchis les frontières entre art et mémoire, offrant une voix singulière aux récits oubliés, tout en célébrant l’expression féminine sous toutes ses formes.



Assia à l’Académie Française


Assia Djebar a marqué l’histoire en rejoignant l’Académie française, devenant la première personnalité musulmane d’origine maghrébine et la cinquième femme à intégrer cette prestigieuse institution. Lors de son discours d’intronisation, elle a rendu hommage à la langue française, qu’elle a décrite comme « le tempo de ma respiration au jour le jour ». Une déclaration qui illustre l’intimité profonde qu’entretient l’écrivaine avec cette langue, à la fois outil d’expression littéraire et espace de dialogue universel.


Élue pour succéder au juriste Georges Vedel, Assia Djebar s’impose comme un personnage incontournable des lettres francophones. Son œuvre, mêlant histoire, mémoire et engagement, transcende les frontières culturelles pour offrir un regard unique sur les luttes et les aspirations des femmes. Sa nomination, au-delà de son aspect symbolique, témoigne de la reconnaissance d’un parcours littéraire exceptionnel qui a su faire résonner la francophonie bien au-delà des cercles académiques.


Entre son engagement à l’Académie et ses responsabilités à l’Université de New York (NYU), Assia Djebar a su présenter une intellectuelle cosmopolite, fidèle à ses origines tout en étant profondément ancrée dans les échanges internationaux. À travers son intronisation, c’est non seulement sa voix, mais aussi celle d’un pan de l’histoire algérienne et de la francophonie, qui résonne aujourd’hui dans l’illustre enceinte du célèbre quai Conti.


Entre transmission académique et exploration littéraire


L’enseignement universitaire a occupé une place importante dans le parcours d’Assia Djebar, venant compléter et enrichir la dimension intimiste de son écriture. Dès ses débuts, elle s’est investie dans la transmission du savoir, dispensant des cours d’histoire de l’Algérie moderne à l’université avant de franchir l’Atlantique au début des années 1990.


Son aventure américaine commence à l’université de Bâton Rouge, en Louisiane, où elle enseigne avec passion. En 2001, elle rejoint le corps professoral de la prestigieuse Université de New York (NYU). Ce double ancrage, entre les États-Unis et la France, reflète une vie marquée par le dialogue des cultures et des idées.


Désormais, c’est entre la frénésie de New York et la solennité de la Coupole que se partagera Assia Djebar. Son engagement universitaire, tout comme son œuvre littéraire, témoigne d’un constant va-et-vient entre enracinement et ouverture, entre mémoire personnelle et quête d’universalité.


Assia Djebar à la recherche des voix oubliées


Dans son roman Loin de Médine, Assia Djebar entame un dialogue critique avec les premières chroniques de l'époque islamique. Elle déplore la représentation parcellaire et souvent réductrice des femmes, perçues principalement comme des figures passives ou accessoires dans les récits historiques. Ce constat l'amène à déconstruire les codes de ce discours, dominé par un prisme masculin qui a façonné l'imaginaire collectif et l'interprétation des événements à travers les siècles.


Les objectifs d’Assia Djebar étaient d’écrire. En 1991, année durant laquelle l’Algérie s’embrasait et où les fondamentalistes musulmans signaient le verdict de vie ou de mort pour chacun. Assia Djebar réapparait avec Loin de Médine, œuvre qui se caractérise autant par son interxtualité (le texte greffe sur les chroniques de Tabari et d'Ibn Saad) que par son désir d'invention et de fiction, poussés jusqu'aux limites du vrai semblable.


Retraçant la vie du Prophète et sur tout l’instant de sa mort et les palabres lié sa succession, les femmes, veillant le corps du Messager d’Allah jusqu’à l’inhumation finale, sont occultées. Une fois le corps du Prophète (paix et bénédictions à son âme) enseveli, ces femmes (épouses, fille, affranchies…) se transforment en ombres de l’histoire. Il n’est plus question de leur reconnaître un seul rôle dans le déroulement funeste des événements ayant suivi la disparition du Prophète.


Forte de son rôle d’historienne et de sa volonté d’ijtihad, Assia Djebar se glisse dans la peau d’une narratrice-historienne, ressuscite ces femmes, leur redonne la mémoire et les fait ainsi entrer de plain-pied dans l’Histoire dont elles étaient jusque-là bannies. La Sira du Prophète n’émane-t-elle pas d’abord de la voix transmettrice de sa jeune épouse, veuve à 19 ans, Aïcha mère des croyants ? La voie de la révolte n’a-t-elle pas été tracée par sa fille préférée Fatima, celle qui a réussi à échapper à l’emprise de la polygamie et qui, victime de la déshérence, a refusé de survivre à son père ?


C’est en écoutant les voix, les multiples voix des « Rawiyates » (narratrices), et même la poésie de certaines femmes musulmanes ou autres, que le lecteur finit par fermer le livre. Il a désormais une autre vision de l’Histoire. Cette Histoire dont les actrices premières ont été des femmes et que des chroniqueurs mal intentionnés ont altérée et défigurée pour réduire ces femmes au silence et à la résignation.


Assia Djebar redonne une voix aux femmes effacées ou étouffées par les récits officiels. Par ce roman audacieux, elle ne prétend pas corriger l’Histoire, mais la réinventer, à partir d’une mémoire collective qui ne demande qu’à être éveillée. Car, comme l’écrit l’auteure elle- même : « Le silence des femmes n’est jamais une absence, mais une résistance. »



*Article paru dans le n°41 de notre magazine Iqra.



 

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