Récits célestes (n°40) - Regards croisés sur les jinns : entre raison, foi et mystère
- Nassera BENAMRA
- 9 avr.
- 6 min de lecture

Dans l’Islam, l'Invisible englobe des réalités que seul Allah connaît, telles que les anges, le paradis, l'enfer et aussi les djinns. Ces derniers, souvent confondus avec des créatures mythologiques dans le folklore, occupent un espace mystérieux entre le tangible et l’invisible. Mais qui sont réellement les djinns dans la religion musulmane ? À travers les regards croisés des théologiens, soufis et exorcistes, cette question nous amène à analyser leurs diverses interprétations et à comprendre comment ces courants abordent le monde invisible. Où s'accordent-ils et où divergent-ils dans leur compréhension et leur approche de ce phénomène ?
Ce que disent les textes sacrés
L’existence des djinns est indiscutable en islam. Une sourate entière leur est dédiée, et le mot « djinn » apparaît trente fois dans le Coran. Ces êtres, créés à partir de feu, partagent des similitudes avec l'Homme sur le plan moral, bien qu'ils soient invisibles à nos yeux. Leur mission, comme celle de l’Homme, est d’adorer Allah, comme le dit le Coran : « Je n'ai créé les djinns et les humains que pour M'adorer » (AlDhariyates, verset 56)
Les djinns ont précédé l’Homme sur Terre, comme en témoigne le Coran : « Et quant au djinn, nous l'avons créé d'un feu d'une chaleur ardente » (Al-Hijr, verset 27). Bien qu'invisibles pour les humains, ils peuvent nous voir. Seuls les prophètes, tels que Suleyman, ont pu interagir avec eux. Les djinns ne connaissent pas l’avenir, comme l’illustre l’histoire de la mort de Suleyman (Sourate Saba, verset 14).
Les djinns, comme les humains, sont divisés en croyants et non-croyants. Certains suivent Allah, tandis que d’autres, comme Iblis, se révoltent contre Lui. Les mauvais djinns, ou Chayatines, cherchent à égarer les hommes. Le Coran nous enseigne à nous protéger contre leur influence en récitant certaines sourates, comme le verset du Trône (Ayat El-Koursî).
Regards croisés : théologiens, soufis, exorcistes
En s’appuyant sur une approche rationnelle on peut dire que la possession par des entités surnaturelles est un phénomène que l’on retrouve à travers les âges et dans différentes cultures. Elle est présente dans les sociétés africaines, asiatiques, orientales et dans les trois religions monothéistes.
- Théologiens: entre raison et foi
Dans les communautés musulmanes, la question de possession par les djinns reste une croyance vivace. Plusieurs théologiens, comme Ibn Taymiyya et Al-Ghazali reconnaissent l’existence des djinns, mais relativisent certaines croyances populaires, notamment celles liées à la possession.
Certains affirment qu’un « contact » spirituel peut exister, celui d’une influence ou un weswas (soupçon inspiré), sans pour autant valider la notion d’une possession totale du corps humain. Le danger, soulignent-ils, est de basculer dans le superstitieux et d'accorder aux djinns un pouvoir autonome, contraire au tawhid, l’unicité divine.
La démarche théologique repose donc sur une double vigilance, en maintenant la foi dans l’invisible révélée par le Coran tout en évitant les excès, les peurs irrationnelles et les dérives interprétatives.
- Lecture mystique des Soufis
Chez les soufis, le discours sur les djinns s’inscrit dans une vision symbolique et intérieure. Certains maîtres considèrent que les djinns peuvent représenter des obstacles internes, des passions de l’ego (En-nafs) ou des illusions du chemin spirituel. Leur approche privilégie la purification de l’âme (tat’hir et taskya) comme principale protection contre les forces invisibles.
Dans cette optique, les soufis ne nient pas l’existence des djinns en tant qu’êtres autonomes. Des récits d’interaction avec des entités invisibles, souvent bienveillantes, traversent les récits hagiographiques. Ces expériences sont intégrées à la quête de proximité avec Dieu, loin de tout sensationnalisme.
- L’exorcisme comme pratique populaire
À l’opposé, les raqis (exorcistes) adoptent une approche plus pragmatique. Confrontés à des récits de possession, de troubles inexpliqués ou de sorcellerie, ils utilisent le Coran comme remède : récitation des sourates protectrices, rouqya (lecture rituelle), eau coranisée, (...).
Le succès grandissant des raqis dans certains pays musulmans ou dans les diasporas s’explique aussi par les limites de ceux qui font recours à ce genre de pratique sans connaitre la tradition prophétique. Pour certains, quand la psychiatrie échoue, la spiritualité offre un espoir.
Enjeux contemporains
Dans un monde de plus en plus matérialiste, le retour du spirituel se manifeste parfois par une quête du surnaturel. Les réseaux sociaux regorgent de témoignages de possession, de guérison, de rouqya filmées. Ce phénomène soulève des questions : où s’arrête la foi, où commence la superstition ? Faut-il tout prendre au pied de la lettre ? Le succès des raqis traduitil un vide laissé par la médecine ou un besoin profond de sens et de protection ?
Dans tous les cas, les djinns ne cessent de nous interroger sur les frontières entre le visible et l’invisible, entre la raison et la croyance. Le monde qu’ils habitent est aussi celui de nos peurs. Le monde des djinns reste, pour beaucoup, un mystère mêlé de crainte et de fascination. À travers les textes, la raison, l’expérience spirituelle ou la pratique quotidienne, chaque courant tente de l’appréhender à sa manière. L’enjeu, aujourd’hui, est peut-être moins de tout expliquer, que de rester fidèle à l’équilibre islamique : celui d’un cœur en éveil, protégé par la foi, éclairé par la raison, et guidé par la sagesse.
*Article paru dans le n°60 de notre magazine Iqra.
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