Dans le cadre de notre rubrique « Récits célestes », nous prévoyons de consacrer plusieurs articles dédiés à la pensée islamique moderne. Cette initiative a pour objectif d’explorer les contributions contemporaines des penseurs musulmans tout en mettant en lumière l’évolution des idées au sein de l’islam. En nous penchant sur des figures influentes et des courants de pensée actuels, nous souhaitons offrir à nos lecteurs une perspective approfondie sur les dynamiques intellectuelles qui façonnent le monde musulman aujourd’hui. À chaque étape de nos recherches sur ce sujet, la pensée d’Ibn Khaldoun s’est imposée comme une référence incontournable, bien que ce grand savant et réformateur de la pensée islamique ait vécu à l’époque médiévale.
Comment sa pensée peut-elle être considérée comme moderne ?
Il n’est guère étonnant qu’Abderrahmane Ibn Khaldoun, né le 27 mai 1332 à Tunis et décédé le 17 mars 1406 au Caire, soit qualifié de «Montesquieu arabe ». Historien, économiste, géographe, démographe, précurseur de la sociologie et homme d'État, il partage avec le philosophe français Montesquieu (1689-1755) un intérêt pour l’impact du climat et de la géographie sur les sociétés humaines, une approche qui résonne dans les travaux d’Ibn Khaldoun.
Depuis que son image intellectuelle a été consacrée au XVIIᵉ siècle par les orientalistes, qui l’ont présenté comme l’une des figures majeures de l’histoire arabe médiévale, les Occidentaux se sont empressés d’explorer son héritage. Ils ont étudié et analysé ses œuvres, mettant en lumière les connaissances et les sciences contenues dans son célèbre ouvrage Kitab el-Ibar et Diwan el-Mubtada wa elKhabar fi Ayyam el-Arab wa el-Ajam wa elBarbar wa man Asarahum min Dhawi el-Sultan el-Akbar.
Ainsi, la pensée d’Ibn Khaldoun est considérée comme moderne en raison de son approche novatrice de l’analyse sociale et historique. Dans son œuvre majeure, la Muqaddima, il introduit des concepts tels que la « asabiyya » (solidarité sociale) et propose une vision cyclique de l’histoire, où les sociétés passent par des étapes (cercles) de naissance, de croissance, de déclin et de chute. Cette perspective dynamique et systémique de l’évolution des sociétés est en avance sur son temps et préfigure des théories sociologiques contemporaines.
De plus, Ibn Khaldoun, précurseur de la sociologie moderne, insistait sur l’importance de la vérification des sources et de l’analyse critique des événements historiques. Il a fait de l’histoire une science sociale à part entière, fondée sur des principes objectifs et des observations empiriques. Sa réflexion sur les dynamiques de pouvoir, les structures sociales et les facteurs économiques qui influencent le développement des civilisations offre des perspectives pertinentes pour comprendre les sociétés contemporaines.
Distinction entre le religieux et le profane dans les sciences
Ce qui a amené Ibn Khaldoun à être considéré comme le fondateur de la science historique et de ses principes méthodologiques, c’est le fait qu’il s’éloignait de la simple narration des événements. Il estimait que rapporter et relater un événement sans en examiner minutieusement ses sources, ses fondements et ses narrateurs, faisait que l’écriture historique arabe, depuis ses débuts, prenait une dimension purement narrative. Elle était fondée sur le concept du récit et la méthode de « l’isnad » (chaîne de transmission), comme en témoignent de nombreuses sources historiques, notamment le livre d’Al-Tabari, qui était l’objet des critiques d’Ibn Khaldoun. Intitulé Histoire des prophètes et des rois, ce livre est considéré comme la première œuvre historique arabe à avoir utilisé l’isnad comme outil méthodologique pour écrire l’histoire arabe et islamique.
Cette approche a permis aux historiens arabes de réaliser un saut qualitatif important en matière de méthodologie de l’isnad, empruntée aux sciences religieuses pour une vérification plus rigoureuse des récits. Bien qu’Ibn Khaldoun se soit souvent appuyé sur Al-Tabari dans ses écrits, il n’a pas manqué de lui porter une critique sévère concernant sa méthodologie de l’isnad dans l’écriture historique. Ibn Khaldoun se distinguait par une vision rationnelle, prônant la nécessité de séparer le religieux du cognitif, ou en d’autres termes, de distinguer l’écriture historique en tant que science épistémologique indépendante, des sciences religieuses.
À cet égard, Ibn Khaldoun déclare dans son œuvre la Muqaddima : « L’évaluation de l’intégrité et de la fiabilité des narrateurs était considérée comme le critère de validité des récits religieux, car la plupart d’entre eux sont soumis à des obligations légales que la loi impose de suivre, jusqu’à ce que leur véracité soit établie. La voie pour établir cette véracité est la confiance dans les narrateurs, basée sur leur justesse et leur précision. Quant aux récits des événements, leur authenticité et leur exactitude dépendent de leur conformité à la réalité. Il est donc nécessaire d’examiner la possibilité de leur occurrence, ce qui est plus important que l’évaluation de l’intégrité des narrateurs et doit lui être préférée ».
Finalement, ce qui rend la pensée «Khaldounienne » particulièrement importante, c'est que ses conclusions proposent des règles et lois pour comprendre l'évolution des sociétés à travers l'histoire. Ces lois peuvent être appliquées à toutes les sociétés, et à différentes époques et aident à orienter les efforts vers le renforcement des communautés, permettant de saisir les grandes transformations qui échappent souvent à la perception des individus en raison de la brièveté de leur vie. Ibn Khaldoun explique dans son œuvre comment comprendre les facteurs qui influencent la vie humaine en étudiant les facteurs sociaux et historiques, ce qui permet de discerner les véritables causes des événements. Il précise également que son étude des sociétés est organisée de manière méthodique en une « Muqaddima » et trois tommes, soulignant que ce travail aidera à dépasser le simple recours à la tradition, pour comprendre plus profondément l'histoire et les sociétés.
*Article paru dans le n°49 de notre magazine Iqra.
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