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Notre mosquée (n°13) - Étienne Dinet et la Grande Mosquée de Paris : histoire d’un engagement au service des musulmans de France



Depuis des siècles, Paris exerce une fascination inégalée sur les artistes du monde entier. Ahmed Chawki, le « Prince des poètes », magnifiait déjà la ville dans ses poèmes il y a cent ans, Taha Hussein, la décrivait comme la capitale « du Jin et des anges ». Plus qu'une simple muse, Paris est le cœur battant de la création artistique mondiale au XIXe siècle, attirant peintres, musiciens et écrivains de renom. Connue sous les appellations de « Ville des Lumières » et « Ville de l’Amour », elle s’est imposée comme un phare culturel et artistique, un lieu où des légendes telles que Victor Hugo, Picasso et Van Gogh ont laissé une empreinte indélébile. C’est dans ce contexte créatif et au cœur de cette ville que naquit Étienne Dinet.


Naissance et jeunesse d’Étienne Dinet


Alphonse Étienne Dinet, peintre orientaliste, naît en 1861 dans une famille noble au sein d’un palais situé sur les rives de la Seine, sous le règne de l’empereur Napoléon III.  Fils de Louise Marie Odile Boucher et de Philippe Léon Dinet. Il a une sœur, Jeanne, née en 1865, qui devient plus tard sa biographe attitrée. Sa famille, impliquée dans le domaine judiciaire et bien connectée avec la classe dirigeante française, appartenait à la noblesse.


Dinet hérite de sa mère une passion pour l’art et une sensibilité artistique marquée, elle était fervente de peinture, de musique, de poésie et de théâtre italien. À l’âge de dix ans, sa famille l’inscrit à l’école Henri IV, un établissement prestigieux de l’aristocratie française, situé près de la Sorbonne, du Quartier Latin et de nombreux monuments célèbres de Paris.


Il passe huit ans à l’école Henri IV, où il obtient son baccalauréat en 1879. Pendant cette période, il noue des amitiés, dont celle avec Alexandre Millerand, qui deviendra président de la France en 1920.

Après son service militaire, bien que son père souhaitât qu’il suive la tradition familiale et embrasse une carrière juridique, Étienne rêve uniquement de poursuivre sa passion pour l’art. Face à l’opposition de son père, son oncle, directeur d’une des plus grandes bibliothèques de Paris, réussit à convaincre ce dernier de permettre à Étienne de suivre cette voie. Ainsi, il trouve sa place en tant qu’artiste dont l’œuvre résonne profondément avec l’essence de cette capitale mythique.


En 1884, Dinet réalise sa deuxième œuvre, intitulée « Saint Julien l'Hospitalier », inspirée de légendes françaises anciennes. Cette peinture marque son entrée dans le monde de la renommée, lui valant une mention honorable. Trois ans auparavant, il avait créé sa première œuvre, « L'Âme Clotilde », qui représente une paysanne française en tenue traditionnelle au bord de la Seine, près des jardins où il a grandi.



Voyage en Algérie et début de l’aventure


En 1881, Étienne Dinet se lance dans une aventure déterminante grâce à une proposition de Lucien Simon, un ami de longue date depuis l’école Henri IV et les Beaux-Arts. Simon lui suggère de rejoindre une expédition scientifique dirigée par son frère, visant à rechercher un insecte rare supposé se trouver dans le désert algérien.


Bien que réticent à l’idée, Étienne accepte finalement de participer, mais à condition que le voyage se limite au nord de l’Algérie et à quelques sites touristiques. Il ignore alors que cette expédition va marquer le début d’un tournant majeur dans sa vie. À cette époque, Dinet n’a que 23 ans lorsqu’il met les pieds au pays qui deviendra plus tard sa seconde patrie. Son retour en France transforme son initial scepticisme en une profonde admiration pour la civilisation algérienne, il se promet de revenir dès l’année suivante.


Au cœur du désert, plus exactement à Boussaâda, une commune située à 69 km de la wilaya de M’sila et à 241 au Sud-est d’Alger, Dinet se laisse envoûter par la beauté des dunes mouvantes et les éclats du soleil sur un horizon infini. Cette ville est surnommée « cité du bonheur » et « porte du désert ». Dès 1887 et en pleine période coloniale, il décide de partager son année entre la France et l’Algérie, passant l’hiver en France et les mois d’été dans le désert algérien, malgré les conditions extrêmes.


Ce voyage marque profondément le peintre, qui y retournera régulièrement. Dès l’année suivante, un second périple le conduit au pays du M’Zab, où il peint ses premières toiles inspirées de la région, notamment Sur les terrasses de Laghouat et L’Oued M’Sila, après l’orage. Animé par une passion croissante pour l’Algérie, ses habitants et leur mode de vie, il décide d’apprendre l’arabe pour mieux comprendre les cultures de l’islam, plus particulièrement celles du sud algérien. En 1887, lors de son troisième voyage, il choisit de partager son temps entre la France et l’Algérie, y passant désormais environ six mois par an. Cette immersion coïncide avec une période de bouleversements intérieurs pour Dinet, qui voit ses idées et perspectives profondément transformées par son contact avec cette civilisation.


Entre 1888 et 1889, Étienne Dinet expose au sein du « groupe des Trente-Trois », un collectif d’artistes français et étrangers de styles variés. Il obtient une médaille d’argent à l’Exposition universelle de Paris et contribue à la fondation de la Société Nationale des Arts. En 1893, il participe à la création de la Société des peintres orientalistes français et à leur première exposition officielle. En 1898, l’Édition d’art H. Piazza publie Antar, premier livre illustré par Dinet, marquant le début d’une série d’ouvrages illustrés par l’artiste.


En 1907, sous l'impulsion de ses recommandations, la Villa Abd-el-Tif est créée à Alger, suivant le modèle de la Villa Médicis à Rome. Grâce à ses interventions et à ses contacts avec les ministères, il parvient à obtenir que Boussaâda soit désignée comme territoire civil plutôt que militaire. L'année suivante, en 1908, Dinet prend part à l'Exposition universelle de Bruxelles.


Origine de la conversion de Dinet à l’Islam


L’histoire de la conversion d’Étienne Dinet à l’Islam est profondément liée à son immersion dans la vie quotidienne « boussaâdienne ». Dès ses premiers séjours dans le pays, il est marqué par la richesse de la culture locale et la chaleur des relations humaines qu'il découvre. En 1905, il achète une maison à Boussaâda, où il passera les trois quarts de l’année.


En travaillant sur sa toile « L'Ascension » à Boussaâda, durant l'été 1893, Étienne Dinet fut attaqué par des individus. Pendant l’agression, Slimane Ben Ibrahim intervient courageusement pour défendre Dinet, le sauvant ainsi de leurs mains. Cet acte héroïque marque le début d'une profonde amitié entre Dinet et Slimane, ce dernier est perçu comme un simple guide touristique, mais pour Dinet, Slimane était un compagnon de vie et d’aventure.


Quelques mois plus tard, Slimane fut victime d'une attaque de représailles par les mêmes individus. Dinet demeura à ses côtés durant sa convalescence, ce qui consolida encore davantage leur lien. Slimane, qui maîtrisait l'arabe et le français et possédait une vaste connaissance du patrimoine culturel algérien, devient un précieux guide et mentor pour Dinet, jouant un rôle essentiel dans sa conversion à l’islam.



Dinet montrait des signes évidents de rapprochement avec l’islam, ses œuvres étaient imprégnées de thèmes islamiques, il maîtrisait rapidement la langue arabe et manifestait un profond amour pour la culture locale et algérienne. En 1913, il se convertit officiellement à l’islam à la Grande Mosquée d'Alger en présence de nombreux érudits et intellectuels. Sa conversion fait un grand bruit en Algérie et en France. Il se prénomme « Nasreddine » et exprime le souhait d’être enterré selon les rites musulmans à Boussaâda, ville qu’il chérissait profondément et où il réalisait une grande partie de ses œuvres.


En 1929, Étienne Dinet se rend avec son compagnon Slimane à La Mecque pour accomplir le pèlerinage, découvrant de nouvelles illuminations spirituelles qui renforcent son attachement à l’Islam. Peu après son retour, le 25 décembre 1929, il décède. Une grande cérémonie commémorative est alors tenue à la Grande Mosquée de Paris, en présence de personnalités de l'État et de savants renommés.


Conformément à ses souhaits, son corps est rapatrié et enterré à Boussaâda, où il avait réalisé la plupart de ses œuvres artistiques, immortalisant la culture locale qu'il chérissait, à laquelle il a dédié sa vie. La République française le célèbre comme un acteur majeur du rapprochement entre la France et l’Islam. Un an après sa mort, le président Paul Doumer inaugure même une rétrospective dédiée à son œuvre.


Nasreddine Dinet a laissé derrière lui un grand  nombre de tableaux consacrés exclusivement à Boussaâda, qui dépasse les 130, et chacun reflétant son amour pour la ville dans toute sa simplicité et sa vision des habitants, ainsi que son harmonie avec leurs traditions. On dit qu'il est devenu « plus Boussaâdien que les Boussaâdiens eux-mêmes », et son attention aux détails uniques de la culture et de la société locale a rendu sa peinture distincte parmi les œuvres de ses contemporains artistes.


 

« Dinet n’était pas un simple musulman, il était un musulman au-dessus de beaucoup d’autres musulmans. Il ne trichait ni avec Dieu ni avec les hommes. Il était musulman, car il respectait les autres. D’autant qu’il avait embrassé l’Islam après étude, enquête et recherche des preuves probantes. Son Islam, il ne l’avait pas hérité de ses pères. C’est pourquoi, s’il était musulman, il ne se contentait pas de l’être communément. Il était au contraire un musulman actif, par sa plume et sa langue, dans la défense de Dieu et de l’Islam. Il n’était pas en outre de ces musulmans qui pervertissent leur foi par des innovations blâmables (bida‘), ces fables et sornettes que l’on a associées à l’Islam par ignorance. Il était enfin un musulman qui s’était élevé au-dessus des divergences entre écoles doctrinales (Madhahibs) et confréries religieuses (turuq) par lesquelles on a cherché à défaire le lien solide de l’Islam. Al-Hajj Nasreddine était un musulman authentique et complet. Dieu est témoin de ce que je dis, bien que de l’homme, nous avons perdu la vie, il reste en nous vivant par des traces éternelles. »

Discours prononcé à la mort d’Étienne Dinet et retranscrit dans la revue Ech-Chihab


 

Nasreddine Dinet et la Grande Mosquée de Paris, quelle relation ?


Jeanne Dinet Rollince, sœur du peintre Nasreddine Dinet (Étienne Dinet), a publié en 1938 un ouvrage contenant des souvenirs et documents relatifs à son frère, intitulé La vie de E. Dinet. À la page 153, elle reproduit une lettre qu’il lui avait envoyée en mars 1915. Dinet y écrivait : « Je continue à m’occuper des questions musulmanes, les seules auxquelles je puisse apporter une modeste contribution face aux nécessités du moment. Nous venons enfin d’obtenir l’envoi d’imams en France après dix mois de faux-fuyants répondant à nos demandes. »


En 1918, Nasreddine Dinet rédige, à la demande du ministère des Armées, une biographie du Prophète Mohamed, en hommage aux musulmans tombés pour la France durant la Première Guerre mondiale. Ce projet est réalisé en collaboration avec Slimane Ben Ibrahim et s’appuie principalement sur des sources islamiques. Il convient de rappeler qu’à partir de 1830, les Algériens musulmans ont servi dans les armées coloniales, démontrant leur engagement lors des conflits majeurs tels que la guerre contre la Prusse en 1870, la guerre de Crimée, l’expédition au Mexique et bien sûr sur les divers fronts de la Grande Guerre.


Dinet s’investit également dans la construction de Grande Mosquée de Paris, avec le soutien de ses amis français. Il a fait partie du comité chargé de la construction de ce monument religieux, inauguré en 1926.


Jeanne Dinet écrit à ce sujet : « Grâce à lui, de regrettables maladresses ont pu être évitées, de plus, on l’a chargé, avec l’aide de savants musulmans, de rédiger un règlement pour l’enterrement des soldats musulmans morts pour la France. Il a aussi supervisé la création d’un modèle de stèles funéraires à exécuter pour leurs tombes. Ces instructions et modèles ont été envoyés à tous les hôpitaux en France, une initiative qui a eu un effet très positif auprès des combattants musulmans et de leurs familles » (p. 151).



Il est également important de souligner que la sœur de Dinet avait été « chargée de l’organisation et de l’administration d’un hôpital à Héricy », situé dans le château familial, hôpital qu’elle a dû transférer à Orléans (p. 150) avant de revenir à Héricy, où son frère lui rendait visite (p. 154).


Nasreddine Dinet est ainsi considéré comme l’un des principaux concepteurs « artistiques » de la stèle funéraire musulmane française, un symbole fort de reconnaissance pour les musulmans ayant combattu pour la France.


Nasreddine Dinet est décédé en décembre 1929 à Paris. Un hommage solennel lui a été rendu à la Grande Mosquée de Pari. Ce lieu symbolique, auquel Dinet avait lui-même contribué en tant que membre du comité de construction, a accueilli une cérémonie funéraire avant que son corps ne soit rapatrié en Algérie.


Conformément à ses vœux, Nasreddine Dinet a été enterré à Boussaâda, la ville où il avait passé une grande partie de sa vie et réalisé l'essentiel de son œuvre. Son enterrement à Boussaâda a été un événement marquant, rassemblant des milliers de personnes, parmi lesquelles de nombreuses figures de la communauté musulmane et artistique. Dinet avait exprimé son désir d'être inhumé dans cette ville qui l'avait tant inspiré tout au long de sa carrière artistique et spirituelle​.




*Article paru dans le n°31 de notre magazine Iqra


 

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