Ce lundi 10 février 2025 au Vatican, le recteur Chems-eddine Hafiz, avec une délégation du Conseil de coordination européen AMMALE, a été reçu en audience privée, pour la deuxième fois, par Sa Sainteté le pape François.
Il était accompagné d'Abdassamad El Yazidi (vice-président de AMMALE, secrétaire général du Conseil supérieur des musulmans d’Allemagne), d'Ahmed Saad Al Mofareh (vice-président de AMMALE, directeur du Centre islamique de Vienne), de Faid Mohamed Said (Secrétaire général adjoint de AMMALE, Mufti du Centre culturel islamique de Londres) et de Sarah Joseph Al-Rachid (membre de AMMALE).
Le recteur lui a remis un message pour la fraternité des chrétiens et des musulmans en Europe (à lire ci-dessous), dans lequel il propose l'idée d'une nouvelle rencontre internationale pour cette fraternité à l'échelle du continent. Le Saint Père a chargé le Dicastère pour le Dialogue Interreligieux de concrétiser ce projet.
© Vatican Media
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MESSAGE POUR LA FRATERNITÉ DES CHRÉTIENS ET DES MUSULMANS EN EUROPE
Très Saint Père,
Dans le bruissement des siècles, chrétiens et musulmans ont partagé des chemins de lumière, des rencontres fécondes et des épreuves douloureuses. Combien de nos prières se sont élevées comme deux rives appelées à se rejoindre, combien de cœurs se sont ouverts à la certitude que l’amour de Dieu se reflète dans notre volonté d’aimer toutes ses créatures ? Au-delà de nos différences, une vérité demeure : nous sommes les enfants d’un même souffle créateur. Nous devons continuer à l’entretenir. En Europe, terre de croisements, le temps est venu de consolider une fraternité sincère et porteuse d’avenir.
Le 27 février 2022, Sa Sainteté m’avait fait l’immense honneur de me recevoir. Je me présente à elle aujourd’hui aux côtés des membres du Conseil de coordination européen AMMALE, une nouvelle instance conçue pour relever les défis liés à l’organisation et à la pratique de la religion musulmane sur le continent, grâce à ses valeurs spirituelles, éthiques et humanistes. Elle n’y parviendra pas sans être ouverte aux autres communautés de foi et sans s’inspirer de leurs accomplissements.
Parmi ses premières inspirations figure l’encyclique Fratelli Tutti, qui exhorte à transcender les divisions religieuses et humaines pour construire un monde fondé sur la fraternité et la justice, où l’expression « Nous sommes tous frères » n’est pas un simple idéal mais une quête morale et spirituelle concrète. En Europe, la fraternité entre chrétiens et musulmans, qui s’exprime dans la multitude, est pourtant menacée par l’indifférence, la déshumanisation, la crainte de l’autre et du lendemain. Nous croyons qu’il est encore possible de mener les âmes à se rencontrer, à se reconnaître, à considérer leur essence commune.
Quand l’Europe accueille les musulmans
« L’Église a fait l’Europe comme l’âme fait le corps » écrivait Paul Claudel.
La réouverture de Notre-Dame de Paris, à laquelle j’ai eu l’honneur d’assister, fit vibrer au présent un passé millénaire. Ce monumental poème de pierre et de lumière, élevé pour Dieu, renaissant de ses cendres comme la foi peut renaître à travers les âges, portait ce jour-là les rêves de millions de catholiques et l’amitié sincère des autres croyants.
L’Europe est aussi, de longue date, une terre de diversité. Les arcs et les vitraux menant aux horizons célestes de Notre-Dame se complètent avec le sentiment d’infinitude divine des colonnades de Cordoue, pour nous rappeler que la présence des musulmans en Europe n’est pas nouvelle. De l’Andalousie médiévale aux penseurs musulmans influençant la Renaissance, l’islam a contribué au développement du savoir et à la richesse culturelle du continent.
Le berceau de cette histoire fut la Méditerranée. Sur le large chemin de pierre en direction de la Basilique de Saint-Augustin, dont l’éclat restauré illumine la vallée d’Annaba, en Algérie, où je suis né, l’esprit se prend à voyager vers ce qui fut toujours, de mémoire d’homme, un espace d’échange exceptionnel, au-delà des conflits d’hier et des graves tensions d’aujourd’hui.
Cet espace méditerranéen a bâti notre humanité. Ce que nous en ferons demain en dira beaucoup sur la victoire ou la défaite de l’altruisme. Sa Sainteté nous l’a rappelé grâce à ses visites à Marseille, auprès du cardinal Monseigneur Jean-Marc Aveline, lui aussi fils d’Algérie, pour lequel j’ai le plus grand respect, puis en Corse.
Venus des régions de la Méditerranée ou d’ailleurs, les musulmans ont vécu les progrès et les errements de l’Europe. Ils y ont contribué, aimé, prié. Ils l’ont défendu : la Grande Mosquée de Paris, que je dirige, est le symbole de la reconnaissance des soldats musulmans sacrifiés pour la défense de la France lors du cataclysme de la Première Guerre mondiale. Le jour de la pose de sa première pierre, en 1922, le maréchal Hubert Lyautey déclara : « Quand s’érigera le minaret que vous allez construire, il ne montera vers le beau ciel de l’Ile de France qu’une prière de plus dont les tours catholiques de Notre-Dame ne seront point jalouses. La France entend ne rien railler, ne rien troubler, ne rien effacer dans l’âme humaine de ce qui a pu contribuer à la réconforter, à l’élever, à l’ennoblir ».
À notre époque, les musulmans d’Europe agissent eux-aussi en protecteurs, en citoyens, et entendent dessiner un futur de paix. Mais les territoires qui les ont accueillis semblent désormais habités par la peur. De nombreux européens renoncent à l’espoir, s’enferment dans une vision étriquée d’eux-mêmes et rejettent ceux qu’ils ne parviennent plus à voir comme des frères et sœurs.
Sa Sainteté a dénoncé à plusieurs reprises les reculs identitaires et les discours de haine qui menacent les peuples, alors que le salut de nos sociétés est dans l’unité et l’harmonie : « Personne ne se sauve tout seul » (Fratelli Tutti).
La fraternité humaine sera aussi sauvée en Europe
La rencontre historique entre le Saint Père et le grand imam d’Al-Azhar, Ahmed Mohamed el-Tayeb, en février 2019 à Abou Dabi, ainsi que celle avec l’ayatollah Ali al-Sistani en mars 2021 en Irak, ont marqué un tournant dans le dialogue entre les chrétiens et les musulmans. La Déclaration commune sur la Fraternité humaine fut un message d’espoir adressé aux nouvelles générations conscientes des fragilités du monde. Elle a tracé une voie que nous devons suivre avec détermination.
Si l’Orient est « le foyer d’où ont jailli les grandes lumières spirituelles du monde » disait Louis Massignon, ces lumières sont aussi à entretenir sur le Vieux Continent. L’Europe a besoin de renouer avec la fraternité humaine. Nos concitoyens chrétiens et musulmans ont besoin de se reconnaître les uns les autres membres d’une même famille de foi en Dieu et de valeurs profondes, dans un dialogue où les différences n’éloignent pas mais témoignent de la richesse de la Création divine. Le Pape Jean-Paul II s’était ainsi adressé aux jeunes musulmans : « Nous croyons au même Dieu, le Dieu vivant, qui a créé le monde et porte le souci de ses créatures ».
Le 7 décembre dernier, mon regard s’est tourné vers la statue de la Vierge du Pilier, chef-d’œuvre miraculé de l’incendie de Notre-Dame. Marie, Maryam, incarne pour les musulmansla piété, l’humilité, la grâce, la beauté du cœur tourné vers l’Éternel : « Ô Marie ! Dieu a porté Son choix sur toi et t’a purifiée. Il t’a choisie parmi les femmes de l’univers » (Coran, Sourate 3, verset 42). À l’image réconfortante de Marie, le christianisme et l’islam partagent un socle commun : la foi en Dieu Tout Puissant et Miséricordieux, la bienveillance, la charité, le sens de la justice, le respect de la dignité humaine. Et nos Écritures respectives nous appellent à une certaine exigence morale.
Saint Père, l’histoire européenne nous enseigne les périls de l’intolérance et du fanatisme. À l’heure où renaissent les extrémismes de tous bords, il nous incombe de travailler ensemble à une Europe fidèle à son héritage humaniste, où chacun, quelle que soit sa foi, peut être respectueux et être respecté. Les religions peuvent offrir une vision aux sociétés plongées dans l’incertitude. Nous devons, pour cela, réaffirmer la nécessité du dialogue interreligieux.
Engagé sur cette voie, j’ai pris l'initiative de créer, en octobre 2023, le Conseil de coordination européen AMMALE – qui signifie « espoir » en arabe.
L’organisation regroupe des dignitaires religieux musulmans de près de vingt pays. Sa mission est d’unifier les institutions et les représentants musulmans autour de ce que nous considérons être le véritable islam, fondé sur la générosité, la tolérance et la paix. Chacun de ses membres est convaincu de l’urgence d’agir pour la citoyenneté des musulmans dans leurs pays respectifs et d’œuvrer en faveur de la coexistence fraternelle de toutes les religions, de tous leurs fidèles, et de tous les êtres, sur notre continent.
Depuis trop d’années, en Occident, l’islam est perçu à travers le prisme déformant du terrorisme et de la violence. Cette perception erronée alimente les discours hostiles aux musulmans, qui font face à une stigmatisation croissante.
Une telle trajectoire exige une réponse urgente et notre Conseil existe pour apporter des solutions concrètes à celles et à ceux qui veulent continuer à vivre leur foi dans la concorde et l’ouverture.
Une rencontre pour la fraternité en Europe
Très Saint Père, l’Église a engagé les hommes sur le sentier reliant leur origine et leur destin communs dès 1965, grâce à la déclaration Nostra Ætate du concile Vatican II. Je suis le témoin, en France, du travail exceptionnel des catholiques et de leurs représentants, de la fraternité qu’ils ont cherché à bâtir avec leurs concitoyens de confession musulmane, malgré les épreuves qui les ont touchés, malgré les violences innommables qui ont pu être commises au sein de leurs lieux
de culte ces dernières années.
Nos églises et nos mosquées ont un rôle central à jouer dans la résolution des problèmes sociaux, économiques et écologiques de notre temps. Elles peuvent trouver de nouvelles manières de parler à cette jeunesse qui aspire à apprendre les uns des autres, et à prendre soin de « notre maison commune ».
En tant que président de ce Conseil de coordination européen AMMALE, je souhaite soumettre à Sa Sainteté l’idée d’un événement, placé sous son haut patronage et marquant l’amitié des chrétiens et des musulmans d’Europe, dans l’esprit des rencontres interreligieuses d'Assise initiées le 27 octobre 1986, et dans le souvenir de leur portée exceptionnelle. Ce rassemblement pourrait être imaginé à Paris dès cette année 2025, et se référer au nom de saint Augustin, figure de convergence entre les terres d’Orient et d'Occident.
Dans un monde qui semble parfois se replier sur lui-même, la parole du Saint Père est espérance.
Je prie pour que nos efforts communs portent leurs fruits, pour que nous puissions bâtir ensemble un avenir où la fraternité parvient à réconforter et à élever chaque individu.
Le Conseil de coordination européen AMMALE, les imams de la Grande Mosquée de Paris et moi-même exprimons à Sa Sainteté notre plus profond respect et invoquons le Seigneur pour qu’Il le guide dans sa très noble mission.
À Rome, le lundi 10 février 2025
Chems-eddine HAFIZ
Président du Conseil de coordination européen AMMALE
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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