Quel équilibre subtil se dessine entre l'islam et la laïcité, deux piliers fondamentaux dans la vie de nos concitoyens musulmans, dont les interprétations se croisent et s'entremêlent au sein des sociétés contemporaines ? Comment cette religion et ce principe, souvent perçus comme antagonistes, parviennent-ils à coexister dans un monde où les enjeux de liberté religieuse et de séparation entre l'État et les institutions religieuses sont au cœur des débats sociopolitiques ? Quelles sont les nuances et les diversités d'approches qui émergent, tant au sein des nations occidentales qu'au sein des nations à majorité musulmane, et comment ces différences façonnent-elles les contours de la laïcité et de la pratique de l'islam dans le monde contemporain ?
L'équilibre subtil entre l'islam et la laïcité, érigé en défi conceptuel par les sociétés occidentales, revêt une pertinence majeure, inscrite au cœur des débats actuels. La laïcité, pierre angulaire des principes républicains, s'impose tel un rempart destiné à séparer les institutions étatiques des dogmes religieux. Elle s'érige en garante de la liberté de conscience et de culte, tout en prônant l'égalité de tous les citoyens, indépendamment de leurs croyances ou de leur athéisme. Cette posture intrinsèque à la laïcité, fondée sur la neutralité de l'État à l'égard des diverses confessions, ne saurait être assimilée à une négation des expressions religieuses.
Au sein des sociétés laïques émerge inévitablement la question cruciale de la conciliation entre liberté religieuse et principes laïques. Notons cependant que la perception et l'application de la laïcité varient d'un pays à l'autre, reflétant les nuances culturelles et historiques qui colorent chacun d’eux.
En France, terre de laïcité par excellence, l'interprétation rigide de ce principe fondamental a tracé des frontières nettes, limitant avec fermeté l'expression religieuse dans l'espace public. Le voile de la neutralité étatique s'étend au-delà des institutions, définissant un paysage où la religiosité s'efface devant l'impératif de la neutralité républicaine. Les symboles religieux, parfois perçus comme des emblèmes de division, sont relégués à la sphère privée, où la liberté de conscience peut s'épanouir sans entraves.
En contrepoint, des nations telles que le Royaume-Uni ou les États-Unis se parent d'une approche plus permissive, offrant à la religion une place plus ostensible au sein de la sphère sociale. Les contours de la laïcité se font moins tranchants, laissant éclore une diversité de pratiques religieuses dans l'espace public. Les manifestations de foi s'inscrivent dans le paysage urbain avec une certaine liberté, et témoignent d'une cohabitation entre les exigences de la laïcité et les revendications identitaires religieuses.
Il est essentiel de reconnaître que la conception de la laïcité telle qu'elle est envisagée en Occident ne s'accorde pas nécessairement avec les modèles adoptés par les nations à prédominance musulmane. Dans les contrées musulmanes, l'essence même de la laïcité se décline selon des modalités variables, tantôt subtiles, tantôt franches, suivant le territoire où elle s'érige. Un tel constat nous plonge au cœur d'une riche diversité d'interprétations, où chaque nation tisse sa propre trame philosophique et législative.
Prenons le cas de la Turquie. Sous l'égide de Mustafa Kemal Atatürk, la laïcité s'est élevée en pilier fondamental dès l'aube de la République, en 1923. Érigée en principe premier, elle imprègne la Constitution turque, étreignant la liberté religieuse d'une main ferme, tandis que l'autre, celle de l'État, s'érige en rempart contre les empiétements confessionnels.
L'Indonésie et la Malaisie, loin des rives du Bosphore, se parent d'un autre visage, conciliant l'islam en tant que religion d'État tout en ménageant un espace de liberté pour d'autres confessions. Dans cette symphonie religieuse, l'islam résonne comme une note dominante, mais d'autres voix s'élèvent pour créer une harmonie plurielle dans le tissu sociétal.
Évoquons ensuite la Tunisie, joyau méditerranéen où l'héritage colonial a façonné une laïcité singulière, ciselée dans le marbre de la Constitution de 2014. Liberté de conscience, neutralité de l'État : tel est l'édifice constitutionnel qui s'érige, offrant un terreau fertile à la coexistence des croyances.
En Albanie, les brises de la laïcité soufflent depuis la fin des affres de la Seconde Guerre mondiale. En Azerbaïdjan, l'indépendance post-soviétique éclaire la voie d'une laïcité éclairée, garantissant la liberté religieuse tout en dessinant une frontière nette entre sphère publique et religion.
Au Bangladesh, terre de ferveur et de contradictions, la laïcité se dresse comme une sentinelle dans la constitution, portée par le souffle progressiste de leaders musulmans et d'intellectuels éclairés. Dans cette mosaïque de croyances, la voix de la raison s'élève pour défendre les droits sacrés des minorités religieuses et écrire ainsi une page singulière dans l'histoire des nations musulmanes.
Pourtant, l'ombre portée de certains pays, tel l’Afghanistan, vient assombrir le tableau. Là-bas, la « charia », réinterprétée, drapée dans sa rigueur, imprègne le tissu social, politique et juridique, reléguant la laïcité aux confins de l'utopie.
Dans cette vaste fresque, chaque pinceau s'anime au gré des contextes historiques, politiques et culturels. Certains tracent des frontières nettes entre religion et État, d'autres instaurent des ponts entre les deux, et d’autres encore cèdent au chant de la « religion » dans la sphère publique voire politique.
Au cœur de ces débats incessants résonnent certaines aspirations politiques, des quêtes de modernité pour certains, un attachement aux racines pour d’autres : les divergences dessinent une mosaïque complexe, où les tensions se lovent au creux des interprétations.
La tendance « traditionaliste » a une force singulière dans ces débats. Ses revendications, parfois teintées de conservatisme, parfois de nostalgie, animent les discussions, offrant ainsi une toile de fond mouvante à ces dialogues intemporels.
Dans les méandres de l'histoire musulmane, il apparaît manifeste que l'islam, loin d'être un bastion hostile à la laïcité, a dès ses premiers échos embrassé la notion de séparation entre pouvoir temporel et spirituel. Un exemple significatif nous vient d'Égypte au tumulte des années 1925, où le célèbre théologien Ali Hassan Ahmed Abderraziq, rehaussait l'horizon et érigeait un plaidoyer en faveur d'une symbiose entre l'islam et la laïcité. Dans son ouvrage intitulé L'Islam et les Fondements du Pouvoir, Ali Hassan Ahmed Abderraziq cisèle une pensée singulière, arguant que l'islam, loin d'être un système politico-religieux, réside essentiellement dans des préceptes moraux, éthiques : un guide lumineux pour l'âme individuelle. Ainsi, l'islam se prêterait volontiers à une cohabitation harmonieuse avec la laïcité, où l'État ne saurait être assujetti à des dogmes religieux. Dans cette odyssée intellectuelle, il érige en rempart de la liberté religieuse et souveraineté populaire comme autant de socles d'une société juste et équilibrée. La gouvernance, martèle-t-il, appartient aux mains du peuple, non aux oracles religieux, éclairant ainsi la voie vers une démocratie éclairée, loin des lueurs obsolètes du califat.
Lorsque l'on médite sur la diversité des exemples cités et sur l'essence profonde de l'islam, où l'absence de clergé et d'intermédiaires entre le croyant et son Créateur ouvre un vaste champ à l'interprétation, il devient manifeste que la religion musulmane incarne avant tout la promotion de l'individu, du libre arbitre et de la recherche d'un équilibre entre droits et devoirs. Cependant, cette essence même est inexorablement influencée par les hommes et les systèmes en place, ainsi que par l'évolution économique et géopolitique de chaque nation. Dans ce contexte, il est impératif de distinguer, avec discernement, la laïcité à la française, affectionnée au plus profond de mon cœur et que j'invite tous les musulmans de France à comprendre puis à respecter. Mais il est aussi crucial d'élargir notre réflexion aux États dans lesquels la religion constitue le fondement de la constitution pour appréhender de manière objective son rôle dans les pays musulmans qui l'adoptent.
En définitive, il convient de rejeter toute attribution de la source du mal à l'islam ; ce sont plutôt les circonstances, l'opportunisme politique et la géopolitique qui exercent une influence.
J'adresse ainsi un message de réconfort à nos compatriotes musulmans : depuis l'avènement de notre noble religion, des références historiques et théologiques ont débattu de la place de l'être dans le vivre-ensemble, attestant de la compatibilité intrinsèque entre la foi musulmane et la laïcité. Il est désormais du devoir de chacun de les saisir et de les promouvoir dans notre magnifique patrie, la France.
Il est également crucial de souligner le nombre conséquent de versets coraniques rappelant aux hommes, quelles que soient leurs croyances ou leurs origines, qu'ils sont égaux, tout comme le système instauré par le Prophète Mohammed (que prière et salut soient sur lui), fondé sur la consultation collective, où l'avis majoritaire prime comme règle. Cela démontre donc l'essence même de l'égalité et de la démocratie participative au sein de l'islam.
À Paris, le 26 février 2024
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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