Le billet du Recteur (n°61) - À Châtenay-Malabry, j’ai regardé la République dans les yeux
- Guillaume Sauloup
- il y a 1 jour
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La semaine dernière, j’ai fui Paris. Non pour échapper à quelque responsabilité, mais pour retrouver un peu d’air dans un pays qui se serre la gorge à force de répéter des mots vidés de leur substance : liberté, égalité, fraternité. Ce ne sont plus des principes, ce sont des slogans gravés sur des murs lézardés. Je suis recteur de la Grande Mosquée de Paris. Je suis citoyen français. Je suis homme de foi. Et pourtant, il m’a fallu fuir, car la foi — la mienne, celle de mes semblables — semble suffire aujourd’hui à nous disqualifier d’un simple regard.
Des voix, venues d’écrans bavards et de micros enfiévrés, ont entrepris de m’assigner une intention. Comme si, derrière chaque mot que je prononce, derrière chaque prière, chaque acte, se dissimulait un dessein ténébreux. Ils parlent d’« entrisme », comme d’autres, hier, parlaient de subversion. Ils projettent sur nous leurs peurs et leurs fantasmes, et ce faisant, ils révèlent moins ce que nous sommes que ce qu’ils redoutent de devenir.
Le soupçon, aujourd’hui, est devenu méthode. Il n’a plus besoin de preuves : il s’autoalimente. Dans cette mécanique délirante, dénoncer l’islamophobie revient à être complice d’une autre radicalisation. Revendiquer la justice, c’est conspirer. Être musulman, ce n’est plus un état, c’est une faute. Voilà ce que la République à Paris dans son angoisse, impose à ses enfants. Elle ne les reconnaît plus, parce qu’elle ne se reconnaît plus elle-même.
Et moi, dans ce Paris saturé de bruissements et de regards qui pèsent, j’ai pris la route. Vingt minutes. Il ne m’a fallu que vingt minutes pour respirer à nouveau. À Châtenay-Malabry, j’ai été invité pour inaugurer un carré de terre, un morceau de silence. On l’appelle « carré musulman ». Une parcelle que l’on pourrait croire dérisoire, mais qui contient une vérité que les plateaux de télévision refusent d’entendre : nous existons. Nos morts ont un lieu. Nous ne sommes pas un spectre, nous sommes des femmes et des hommes au sein d’un même peuple.
Sous le ciel pâle, j’ai vu une République qui ne s’excusait pas d’être, mais qui s’exerçait à l’être. Le maire était là, aux côtés du Président du Conseil départemental des Hauts-de-Seine. Des élus. Des croyants de toutes confessions. Aucun discours héroïque. Juste un geste : faire place. Offrir un espace, dire par ce simple acte que la dignité n’est pas un privilège, mais un droit. Là, dans cette terre ouverte, j’ai entrevu ce que Sartre appelait la « situation » : ce moment où l’homme se définit par ce qu’il fait du monde qui l’oppresse.
La laïcité, dans cette ville, n’était pas une cuirasse. Elle était une main tendue. Pas une exclusion, mais une condition. J’ai reconnu dans cette forme de cohabitation l’éthique de la liberté prônée par la République. Celle qui ne nie pas l’autre pour exister, mais qui existe avec. Dans ce cimetière ensoleillé, l’imam avec éloquence et simplicité a cité Jaurès, les rédacteurs de la loi de 1905. Et j’ai pensé à l’universalité, cette idée que l’on cloître dès qu’on exige d’un citoyen qu’il renonce à sa mémoire pour être accepté.
La France compte aujourd’hui près de 80 carrés musulmans. C’est peu. C’est trop peu pour les musulmans de France qui ne sont pas un bloc. Pas une masse. Mais des consciences. Des voix. Des douleurs et des rêves. Nous voulons vivre ici en tant que musulmans qui ne s’opposent pas avec notre citoyenneté. Pas vivre contre. Pas vivre à part. Vivre. Il n’y a là ni revendication, ni menace. Seulement une évidence : nous faisons partie de ce sol autant que ceux qui y reposent depuis des siècles.
Je suis revenu à Paris sans illusions, mais non sans espoir. Car à Châtenay, j’ai vu que l’histoire n’était pas close. J’ai vu que la peur n’avait pas sa place dans cette ville. Qu’il restait des hommes debout, capables d’écouter sans juger, de regarder sans scruter. Ce carré de terre était plus qu’un cimetière : il était une promesse. Celle que la République n’est pas qu’un mot, mais une praxis. Une exigence. Un combat.
Tant qu’il existera ces interstices de lucidité, nous tiendrons. Tant qu’il y aura des lieux où l’homme, quel qu’il soit, peut enterrer ses morts dans la paix et être reconnu pour ce qu’il est — un sujet, un frère, un égal —, nous ne céderons ni à l’angoisse, ni à la mauvaise foi.
À Paris, le 14 avril 2025
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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