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Le billet du Recteur (n°54) - Le Ramadan, la liturgie des âmes



À l’approche du mois béni, une nostalgie tenace s’empare de moi, un parfum d’autrefois, un regret doux-amer qui me pousse à fouiller dans le coffre du souvenir. Car ce Ramadan que j’ai connu, que j’ai vécu dans l’Alger de mon enfance, n’existe plus. Il appartient à un autre temps, une autre ville, une autre cadence. Aujourd’hui, je voudrais en partager l’essence avec une génération qui n’a pas connu cela, qui ne sait peut-être pas ce que signifiait, jadis, ce mois béni dans une capitale fière de ses ruelles, ivre de son histoire, animée par l’authenticité de ses habitants.

 

Le Ramadan, dans l’Alger de mon enfance, était une symphonie où chaque ruelle, chaque quartier, chaque maison jouait sa partition. J’avais une dizaine d’années, et déjà, je sentais que ce mois n’était pas comme les autres : il avait une odeur, une lumière, une âme.

 

Dans la Casbah, les ruelles escarpées se paraient de fanions et de guirlandes de papier coloré, accrochées entre les balcons aux ferronneries ouvragées. À chaque coin de rue, les vendeurs ambulants s’affairaient, poussant leurs charrettes remplies de figues sèches, de pois chiches grillés et d’énormes pastèques rayées, prêtes à être fendues d’un coup de couteau sous le regard avide des passants.

 

Le matin, la ville semblait presque engourdie. Dans le vieil Alger, du Bab El Oued bruyant jusqu’au Telemly plus calme, l’animation habituelle laissait place à une étrange torpeur. Les cafés, habituellement pleins de vie, restaient fermés, leurs chaises empilées en désordre sur les terrasses. Seules les femmes brisaient ce silence apparent, courant d’une échoppe à l’autre pour acheter les derniers ingrédients du ftour : de la menthe fraîche pour le thé, de la cannelle pour la chorba, du smen pour parfumer les gâteaux.

 

Mais c’est à l’approche du Maghreb que la magie opérait vraiment. Je me souviens des avenues encombrées, des klaxons impatients sur la rue Didouche Mourad, de la foule pressée autour des gargotiers de la rue Ali Boumendjel, où l’on venait acheter les meilleures briks à l’œuf. Les boulangers de la rue de la Lyre enfournaient sans relâche de larges pains kesra, dorés et chauds, tandis que les pâtisseries de Belcourt, près de la place du 1er Mai, voyaient défiler les gourmands venus chercher leur part de zlabia dégoulinante de miel.

 

Et puis, soudain, un silence. Un court instant où Alger retenait son souffle. Le canon du Fort l’Empereur tonnait dans l’air du soir, suivi par l’appel du muezzin de la mosquée Ketchaoua qui résonnait jusque sur les hauteurs du Jardin d’Essai. Partout, on entendait le cliquetis des cuillères contre les bols de mkatfa et le froissement des dattes que l’on portait aux lèvres.

 

Après l’iftar, la ville se réveillait avec une énergie nouvelle. Dans le quartier de la Pêcherie, près du port, les hommes tiraient sur leurs chichas en discutant des nouvelles du pays, tandis que les enfants, repus et excités, jouaient à cache-cache dans les arcades du boulevard Front de Mer. Les plus âgés prenaient le chemin des mosquées, direction Djamaâ el Kebir ou Djamaâ Safir, où les longues prières du tarawih s’élevaient sous les voûtes centenaires.

 

Mais ce que j’aimais le plus, c’étaient les veillées. Chez des parents, dans une vieille maison ottomane de la Casbah, on s’installait sur les tapis brodés, sous la lumière vacillante des lanternes en cuivre. On écoutait les anciens raconter des histoires de corsaires barbaresques et de résistants de la Révolution, le tout en sirotant du thé à la menthe et en croquant dans une corne de gazelle à la pâte d’amande parfumée à l’eau de fleur d’oranger.

 

Alger, en ce temps-là, avait une âme lumineuse, vibrante, où le Ramadan était plus qu’un jeûne : c’était une fête, un lien invisible qui unissait tous ses habitants dans une même ferveur.

 

Aujourd’hui, le temps a fait son œuvre. L’Alger de mon enfance s’est métamorphosée, et moi, avec mes cheveux blanchis par les années, je ne suis plus cet enfant qui courait dans les ruelles de la Casbah, une galette chaude entre les mains. Pourtant, chaque Ramadan, un même frisson me parcourt à l’heure du Maghreb, une même lumière dorée caresse les murs, et je me surprends à chercher dans le visage des fidèles cette ferveur d’antan, ce lien invisible qui faisait d’un simple repas un moment de grâce et d’un mois entier une fête hors du temps.

 

Aujourd’hui, c’est à la Grande Mosquée de Paris, sous l’ombre bienveillante de son minaret, que nous tentons de raviver cette atmosphère, de recréer cette alchimie du Ramadan qui, malgré les années, reste ce fil d’or tissé entre les cœurs. Avec l’équipe d’imams, les bénévoles et les fidèles qui affluent de tous les horizons, nous portons cette mission de transmission, de partage, comme un flambeau que l’on refuse de laisser s’éteindre.

 

Chaque soir, dans la grande cour bordée d’arcades andalouses, les tables s’alignent sous la lumière tamisée des lanternes, prêtes à accueillir ceux qui viendront rompre le jeûne ensemble. L’iftar solidaire, c’est ce moment où les différences s’effacent, où le riche et le démuni, l’étudiant exilé et l’ouvrier fatigué, le vieil habitué et le passant curieux s’assoient côte à côte, une datte entre les doigts, attendant l’appel du muezzin.

 

Après le repas, la mosquée s’anime d’une autre ferveur. Les fidèles affluent pour la prière de tarawih, et lorsque l’imam entame la récitation du Coran, sa voix s’élève sous les arches comme un écho aux nuits de mon enfance. Ici, sous ces lustres majestueux, dans cette enceinte qui résonne des pas de tant de générations, le temps semble suspendu. Il y a quelque chose d’intact, d’immuable dans cette communion, comme si, malgré les époques et les lieux, la flamme du Ramadan ne s’éteignait jamais vraiment.

 

Mais ce que j’aime par-dessus tout, ce sont ces scènes de communions que le temps n’altère jamais comme celle d’un père et son fils, main dans la main, avançant pour la prière. Le petit, en djellaba trop grande, imite les gestes de son aîné avec application, comme je le faisais moi-même il y a bien longtemps. C’est dans ces instants que je comprends que rien ne disparaît vraiment, que chaque génération, à sa manière, fait vivre cette tradition, l’ancre dans le présent pour mieux la transmettre à demain.

 

Le Ramadan n’est plus tout à fait le même, les ruelles de la Casbah ont laissé place aux allées pavées de la Grande Mosquée, et le canon du Fort l’Empereur a cédé la place aux haut-parleurs modernes, mais l’âme de ce mois demeure. Elle est là, dans les cœurs qui s’ouvrent, dans les mains qui donnent, dans ces instants partagés où, l’espace d’un soupir, nous nous souvenons que nous ne sommes pas seuls.

 

Que ce mois béni soit pour chacun un havre de paix, un retour à l’essentiel, et une lumière qui éclaire nos cœurs et nos foyers.

 

Ramadan Moubarak à tous.



À Paris, le 25 février 2025


Chems-eddine Hafiz

Recteur de la Grande Mosquée de Paris



 



 

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