Au lendemain du 6 janvier, journée nationale des enfants orphelins de guerre, les mots peinent à rendre justice à ces existences brisées. Mais parmi tous les orphelins du monde, les enfants de Gaza nous interpellent avec une urgence qui traverse les murs de l'indifférence.
Une enfance volée par les décombres
À Gaza, l'hiver n'est pas seulement une saison, mais une menace. Les vents glacés balaient les ruines, décrits dans les rapports onusiens, comme pour rappeler l'âpreté d'un quotidien sans répit.
Selon les témoignages recueillis sur le terrain, les enfants marchent pieds nus, sous une pluie glaciale, vêtus d'habits d’été. Leurs corps tremblants, prisonniers d'une vulnérabilité presque insoutenable, sont visibles dans les descriptions poignantes des travailleurs humanitaires. Leurs frêles silhouettes se dessinent entre les gravats, leurs mains fouillant désespérément les décombres à la recherche de bouts de plastique à brûler, un maigre espoir contre le froid qui les transperce. Cette image, rapportée par des observateurs sur place, illustre une banalité insoutenable dans l’enclave assiégée, un tableau quotidien d'une misère qui ne s'efface jamais.
La mort a là-bas le visage d’un enfant. Depuis quatorze mois, 14 500 enfants ont été tués, et des milliers d’autres sont mutilés. Leurs noms, souvent oubliés, résonnent pourtant dans chaque ruelle dévastée. Saad, cinq ans, cité dans les témoignages de l’UNICEF, incarne cette tragédie : aveuglé par un bombardement, il confie à voix basse, comme une prière brisée : « J’avais les yeux bien plus grands que le ciel. » Ces mots, lourds d'une innocence saccagée, résonnent dans le vide, s'accrochant à un silence plus assourdissant que les explosions. Sa peur, sa douleur, s’enracinent dans l’impuissance des adultes incapables de répondre.
Les hôpitaux, décrits comme à court de médicaments, de fournitures et privés d’électricité, se battent contre l’inéluctable. Chaque journée, d'après les ONG, est un défi où l’on jongle entre les priorités impossibles : sauver celui dont la vie vacille encore ou soulager celui dont l’agonie s’éternise. Rosalia Bollen, porte-parole de l’UNICEF, parle d’« infrastructures à genoux ». Mais les enfants, eux, sont à terre, et personne ne semble vouloir les relever.
Le poids du silence
Le monde détourne les yeux. Pourquoi ? Les chiffres, la politique, les justifications stratégiques ? Ces enfants n’ont ni patrie ni parti pris. Pourtant, leur agonie se joue dans l’ombre d’un silence assourdissant, une indifférence qui défie toute morale. Il est intolérable, quel que soit le prétexte, de détourner le regard devant une telle tragédie. La faim, les bombes, l’exil imposé ne sont pas des "conséquences collatérales" ; ce sont des crimes qui détruisent une génération entière.
Les médias, censés être les gardiens de la vérité, se rendent complices en minimisant l’ampleur de la catastrophe ou en l’enfermant dans des débats stériles. Leur silence, ou pire, leur relativisation, écrase les cris des enfants sous le poids des algorithmes et des priorités éditoriales dictées par le sensationnalisme ou la peur de froisser les puissants. Où sont les unes scandant l’urgence ? Où sont les reportages bouleversants, capables de réveiller une conscience collective endormie ?
Et que dire des politiques, ces représentants des pays qui se revendiquent des droits de l’homme ? Leur mutisme est une trahison. Comment peuvent-ils prôner l’universalité des droits tout en justifiant, par des intérêts stratégiques ou économiques, leur inaction face à un génocide rampant ? L’hypocrisie des discours sur la "paix" et la "justice" résonne comme une insulte pour ces enfants qui meurent dans l’indifférence générale.
Chaque jour de retard dans l’acheminement de l’aide humanitaire est une condamnation. Chaque minute de silence diplomatique est un coup porté à des vies déjà brisées. Le flot des camions d’aide, naguère un souffle de vie, s’est réduit à un mince filet, incapable de nourrir une population affamée. Louise Wateridge, de l’UNRWA, décrit des femmes écrasées à mort pour un morceau de pain. La faim ici n’est pas une métaphore, elle est une sentence.
Le silence, qu’il soit celui des médias, des dirigeants ou de chacun de nous, n’est pas neutre. Il est une forme de participation, un consentement tacite à l’inacceptable. Il est urgent de le briser.
Le devoir de voir
Albert Camus écrivait : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. » Alors nommons cela : une guerre contre les enfants. Car quel autre mot pourrait décrire ces corps sans vie, ces regards éteints, ces vies interrompues avant même d’avoir commencé ?
En cette journée, pensons à ceux qui n’ont plus rien, pas même une voix pour crier leur douleur. La mémoire de ces enfants, de Saad et de tous les autres, doit nous hanter. Car leur oubli serait une défaite pour nous tous. Qu’elle soit, au contraire, une épreuve de notre humanité, un rappel que, face à l’intolérable, le silence est un crime.
Un enfant oublié, qu’il soit de Gaza ou d’ailleurs, est un mensonge fait à la vie.
À Paris, le 7 janvier 2025
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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