La semaine dernière, du 18 au 20 octobre, j’ai eu l’honneur de présider les travaux de la deuxième Assemblée Générale de l’Alliance des Mosquées, Associations et Leaders Musulmans en Europe (AMMALE) au sein de la Grande Mosquée de Paris. Voir les délégués de plus d’une vingtaine pays européens franchir le seuil de cette institution chargée d’histoire fut une véritable source de fierté et d’espoir. Ces trois jours furent riches en échanges, marqués par une volonté commune de construire un avenir fondé sur les valeurs de paix, de justice et de fraternité.
Les discussions, parfois intenses, ont permis d’aborder des questions essentielles à l’organisation et à la représentativité de l’islam en Europe : l’encadrement du culte, la formation des imams, la lutte contre la haine et les discriminations envers les musulmans et la diffusion d’un islam du juste milieu. Nous avons avancé ensemble, avec une profonde conviction que l’unité et la coopération sont les clés pour relever ces défis. Cette deuxième étape du Conseil de coordination européen AMMALE représente une avancée majeure.
Si la première Assemblée de 2023 avait jeté les bases de notre coordination, cette rencontre a donné naissance à des projets concrets. Parmi eux, la création d’un réseau européen pour former les cadres religieux, un outil indispensable pour promouvoir une citoyenneté active et pour intensifier les campagnes contre les discours haineux et les intolérances. Les contributions des participants, témoignages d’expériences locales riches et variées, ont enrichi nos réflexions et jeté les bases d’une stratégie européenne adaptée aux réalités du terrain.
Ces échanges ont mis en lumière des approches innovantes tout en nous rappelant l’importance de maintenir une vision partagée. Les projets amorcés témoignent de l’engagement d’AMMALE à renforcer les structures cultuelles, à valoriser les mosquées en tant qu’espaces de dialogue et de solidarité, à promouvoir l’éducation pour préparer les jeunes générations et à lutter contre les extrémismes et les discriminations. Ces initiatives sont une réponse collective aux attentes des citoyens musulmans et de la société européenne dans son ensemble.
Cette Assemblée fut également une occasion unique de comparer les différents cadres juridiques et sociétaux dans lesquels évolue l’islam selon les pays. Si les modèles varient entre le pluralisme des Pays-Bas, la reconnaissance officielle en Belgique ou encore le régime historique en Bulgarie, les défis communs restent les mêmes. L’unité des institutions musulmanes, la lutte contre les discriminations et la préservation de l’indépendance vis-à-vis des influences extrémistes demeurent au cœur de nos préoccupations. Ces trois jours intenses et réflexifs ont fait de cette Assemblée un véritable laboratoire d’idées et d’actions concrètes.
Ces échanges m’ont également permis d’affiner mon regard sur la spécificité du statut de l’islam en France. Avant de pleinement apprécier les particularités de notre modèle, il est essentiel de connaître ce qui se passe ailleurs en Europe. Les différences parfois marquées entre les cadres juridiques, les traditions et les visions de l’islam dans d’autres pays éclairent nos propres défis et réussites. Ces comparaisons renforcent ma conviction que, malgré les obstacles, le modèle français de laïcité offre des perspectives uniques pour un islam respectueux des principes républicains et apaisé dans sa coexistence avec les autres cultes.
L’organisation du culte musulman en Europe : une grande diversité
Pour comprendre l’islam en France, il faut d’abord regarder ailleurs. L’Europe, dans sa diversité culturelle et politique, offre une multitude de réponses à la question de la cohabitation entre religion musulmane et sphère publique.
En Allemagne, les institutions religieuses peuvent accéder au statut de "corporation de droit public", un privilège qui leur garantit un financement par un impôt religieux. Mais l’islam, faute de reconnaissance fédérale, demeure en marge de ce système, révélant une fracture entre les communautés musulmanes et les structures étatiques. L’Allemagne, malgré ses efforts régionaux pour inclure l’enseignement religieux musulman, reste un terrain de contrastes.
En Belgique, depuis 1974, l’islam jouit du statut de religion officielle. Les subventions publiques financent les mosquées et les salaires des imams, offrant un cadre institutionnel clair. Cependant, cette reconnaissance s’accompagne d’une dépendance financière envers l’État qui suscite des critiques sur une ingérence perçue comme excessive.
Plus au nord, les Pays-Bas adoptent une approche pluraliste. Ici, le financement public des infrastructures religieuses et le dialogue interreligieux sont des piliers. Pourtant, ce modèle peine à résoudre les défis d’intégration sociale, soulignant les limites d’un système pourtant inclusif sur le papier.
En Espagne, l’accord de 1992 avec la communauté musulmane illustre une volonté de reconnaissance institutionnelle. Toutefois, cette ambition se heurte aux disparités régionales : certaines autonomies appliquent les dispositions avec zèle, tandis que d’autres s’en tiennent à un respect minimal.
Enfin, en Bulgarie, l’islam conserve une empreinte historique forte, héritée de l’Empire ottoman. Mais le manque de financement national oblige les communautés à recourir à des fonds étrangers, fragilisant leur autonomie et ravivant les tensions identitaires.
La laïcité française : un modèle à part
Et la France ? Au cœur de l’écheveau européen, le modèle français se distingue par sa philosophie de la laïcité. Consacrée par la loi de 1905, cette séparation stricte entre l’État et les religions est souvent perçue comme une rigueur excessive. Pourtant, elle offre à l’islam une liberté singulière : celle de ne pas devenir un instrument politique ou de subir une mainmise étatique.
La dissolution du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) en 2023 et la création du Forum de l’Islam de France (Forif) reflètent une volonté de renouer avec cette philosophie initiale. En misant sur des initiatives locales et un dialogue direct avec les acteurs de terrain, la France tente de surmonter les critiques adressées à son modèle.
Ce cadre garantit une égalité stricte entre les confessions, préservant l’islam de privilèges ou de discriminations systémiques. En dégageant la religion de tout financement public, la laïcité incite les communautés musulmanes à se structurer de manière autonome, sans dépendance à des ressources étrangères ou des ingérences extérieures.
Une invitation à réinventer
Malgré ses défis — financement des lieux de culte, formation d’imams compétents ou cohérence des représentations —, la laïcité française reste un projet vivant. Elle ne se contente pas de réglementer : elle invite à repenser la place de l’islam dans la société, non pas comme une exception, mais comme une composante à part entière de la République.
Ainsi, loin d’être une entrave, la laïcité pourrait être perçue comme une chance — une opportunité de créer une pratique libre de l’islam, créative et pleinement inscrite dans les valeurs républicaines, pour peu qu’elle soit respectée par tous et qu’elle puisse également défendre la liberté et la dignité des musulmans de France dans leur pratique religieuse. Nous aurons assurément l’opportunité d’approfondir cette réflexion tout au long de l’année 2025, qui marquera avec éclat le 120ᵉ anniversaire de la loi fondatrice du 9 décembre 1905 consacrant la séparation des Églises et de l'État, pilier de notre République laïque et garante du vivre-ensemble.
D’ici-là , permettez-moi de vous adresser mes vœux les plus chaleureux de paix, de santé et de prospérité. Que 2025 soit une année de sérénité et de fraternité, où la sagesse et le respect mutuel éclairent nos pas. Je formule le vœu que cette année soit aussi marquée par le dialogue et la coopération entre toutes les composantes de notre belle nation, dans l’esprit des valeurs humanistes et universelles qui nous rassemblent.
Que la lumière de l’espérance et de la bienveillance guide chacun d’entre nous dans la construction d’un avenir commun, empreint de dignité et de solidarité.
À Paris, le 23 décembre 2024
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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