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Le billet du Recteur (n°39) - Le chant des oubliés : entre sacrifice et indifférence



Dimanche, sous un ciel gris et lourd de silence, la France célébrait ses morts, ses soldats figés dans le marbre, ses héros anonymes, les noms gravés en lettres d’or sur des monuments silencieux. Mais au creux de ces commémorations, une absence s’est faite sentir, comme un écho oublié qui résonne dans le vide. Ce sont eux, les tirailleurs musulmans, ces hommes venus de l’autre côté de la mer, d’Afrique du Nord, d’Afrique noire, ces soldats qui ont enduré la boue, la faim, la guerre pour défendre une patrie dont ils ne connaissaient ni le goût, ni le souffle. Eux, que l’histoire semble effacer, sont tombés dans un oubli insidieux, un oubli auquel les politiques d’aujourd'hui semblent consentir, indifférents, peut-être même soulagés de ne pas avoir à les évoquer.


Il y a des silences qui pèsent, qui transpercent comme une douleur. Ce silence-là, ce 11 novembre, est un silence de honte, celui de politiques qui détournent les yeux d’une histoire commune, peut-être trop complexe, peut-être trop lourde à porter pour ceux qui n’y voient que des fantômes d’un passé lointain. Ils n’ont pas le courage d’y faire face, de s’y confronter, alors ils l’évitent. Et dans ce renoncement, dans ce refus d’embrasser la vérité, ils infligent une blessure à la mémoire de ces hommes, des blessures invisibles mais profondes, comme celles qui marquent l’âme et qui, avec le temps, finissent par ronger le cœur.


Les tirailleurs musulmans étaient plus que des soldats ; ils étaient des fils arrachés à leur terre, des hommes emportés dans un tourbillon de violence pour une France qu’ils ne connaissaient pas. Ils sont morts dans des tranchées glacées, sous un ciel étranger, leurs prières étouffées par le fracas des bombes. Leurs familles, de l’autre côté de la mer, n'ont reçu ni honneurs, ni médailles, seulement le vide d’un père, d’un fils, d’un frère disparu. Les politiques d’aujourd'hui semblent avoir choisi d’ignorer cette mémoire, préférant des récits plus lisses, moins dérangeants. Mais ce choix est une trahison, un abandon qui en dit long sur notre capacité à honorer ceux qui nous ont défendus.


Ne rien dire, ne pas les évoquer, c’est dénier leur part de notre histoire commune, cette histoire façonnée de sang, de courage et de sacrifices. C’est tourner le dos à une mémoire qui appartient pourtant à chacun de nous. Ce n’est pas simplement de l’oubli ; c’est un refus, presque une forme de renoncement, un geste qui dit aux vivants et aux morts qu’il y a des sacrifices dont on préfère détourner les yeux. Car évoquer les tirailleurs musulmans, c’est aussi accepter que la France n’a pas toujours été celle qu’on voudrait décrire dans les discours officiels, c’est se souvenir que notre liberté est bâtie sur les épaules d’hommes venus de loin, et que nous leur devons notre respect, notre reconnaissance.


Les politiques d’aujourd'hui trahissent ce devoir, et ce faisant, trahissent une part de nous-mêmes. Dans leurs discours sans relief, dans leurs hommages sans profondeur, ils laissent s’éteindre une mémoire qui devrait brûler dans le cœur de la nation. Ne rien dire des tirailleurs, ne pas célébrer leur courage, c’est laisser mourir une seconde fois ces hommes qui ont déjà payé de leur vie pour un pays qui leur était étranger.


Ainsi, laissez-moi vous vous partager quelques bribes de cette histoire oubliée...


Il était une fois des hommes venus de loin, des hommes qu’on avait appelés pour défendre un pays qui n’était pas le leur, un pays où ils étaient étrangers. Ils avaient traversé des mers, quitté leurs terres, leurs familles, et s’étaient présentés devant la France. Ce sont eux, les soldats des sables, les enfants des collines du maghreb, les guerriers des montagnes de l’Atlas, les hommes du Sahel et des terres d’Orient. Ils avaient le regard droit et le pas lourd de ceux qui, malgré la fatigue, marchent vers le devoir.


Benjamin Stora a su rappeler leur histoire oubliée. Il décrit ces hommes venus des colonies, soldats de la « Mère Patrie », soldats invisibles, qu’on avait rassemblés sous le drapeau tricolore et qu’on envoyait combattre pour des terres qu’ils ne connaissaient pas. On les appelait les « tirailleurs », les « indigènes », comme des ombres qui passaient et se dissipaient dans la brume des combats. Et ils marchaient, mus par une fidélité muette, laissant derrière eux des terres arides, emportant seulement un peu de poussière dans leurs poches. Ils marchaient, avançant là où le froid les saisissait, là où la mitraille les déchirait.


Leur sacrifice ? On l’a enterré sous un silence de marbre. Ils étaient les héros que l’on n’acclame pas, les soldats que l’on remercie à demi-mots, des frères d’armes dont les noms se perdaient dans les plis de la mémoire.


Parmi eux, au moins 70 000 soldats musulmans trouvèrent la mort lors de la Première Guerre mondiale, tués ou disparus sur des terres étrangères, loin de leurs foyers. Dans les tranchées, à travers l’accablement et la sauvagerie des armes, ils avaient pu se raccrocher à quelques restes d’humanité, à quelques prières lancées, à quelques mots et regards échangés, avec leurs frères d’armes, de toute couleur et de toute confession, tous pris dans le même tourbillon infernal. En revenant, ceux qui avaient survécu furent accueillis par des regards fuyants. Le pays pour lequel ils s’étaient battus, libéré de ses chaînes, leur fermait les portes. Eux qui avaient versé leur sang pour la liberté retrouvée de la France, rentraient chez eux comme des étrangers, des parias à qui l’on refusa même la dignité de l’égalité.


Et aujourd’hui, ce silence demeure. Les enfants de ces combattants vivent ici, dans ce pays que leurs pères avaient défendu. Mais eux aussi sont comme ces fantômes de jadis, leur place toujours incertaine, leur histoire effacée. On les regarde avec méfiance, comme une ombre menaçante qui s’immisce dans la lumière, sans savoir que, dans le vent qui les suit, résonne encore le chant de leurs ancêtres : « Nous venons des colonies, pour sauver la Patrie... ».


Ce chant, Rachid Bouchareb l’a fait entendre à Cannes, un soir où l’on célébrait ses Indigènes. Les acteurs l’ont entonné avec une ardeur ancienne, comme pour réveiller les morts, pour rappeler que l’oubli ne saurait être leur ultime récompense. Ils chantaient pour les invisibles, pour ceux qu’on avait effacés, et pour dire aux vivants que leur place, ici, était légitime.


Alors, on se demande : la France se souviendra-t-elle ? Entendra-t-elle le murmure de ces âmes sacrifiées pour elle ? Peut-elle reconnaître, enfin, ces enfants de l’ombre, qui veillent encore sur elle, comme un souffle silencieux, comme un engagement sans fin ?


Pourtant, rien ne change. La dette est là, étalée, comme une page que l’on hésite à tourner. Elle s’étend de génération en génération, traversant les années et les visages. Les pères sont morts sans voir la gratitude qu’ils méritaient, et leurs enfants héritent d’une promesse brisée. Mais ils continuent, tels des arbres qui puisent leur force dans les racines profondes de l’histoire, et qui demeurent, inébranlables.


Alors, à ceux qui tiennent les rênes de la mémoire collective, à ceux qui ont le pouvoir de parler et de faire parler cette histoire, il est temps de cesser de détourner les yeux. Il est temps de redonner aux tirailleurs musulmans leur place, de raviver leur mémoire, de rendre à leur histoire la dignité qu’elle mérite. La France est leur héritage aussi, et en les oubliant, c’est notre propre humanité que nous laissons derrière nous, perdue dans un silence qui résonne comme un écho de trahison.


La Grande Mosquée de Paris, bâtie après le cataclysme de la guerre et avec les honneurs que la République avait un temps su rendre à ses soldats musulmans, continuera d’entretenir leur mémoire.



À Paris, le 12 novembre 2024


Chems-eddine Hafiz

Recteur de la Grande Mosquée de Paris



 



 

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