Il est des blessures que le temps ne parvient pas à cicatriser, des plaies mémorielles qui, loin de se refermer, continuent de suppurer au fil des décennies. La relation entre la France et l'Algérie en est l'illustration poignante. Chaque geste de reconnaissance, chaque avancée symbolique, semble s'inscrire dans une lenteur exaspérante, « un goutte-à-goutte mémoriel » qui, au lieu d'apaiser, ravive les douleurs du passé.
Récemment, le président Emmanuel Macron a reconnu la responsabilité de la France dans l'assassinat de Larbi Ben M'hidi, figure emblématique de la lutte pour l'indépendance algérienne, exécuté en 1957 par des militaires français. Ce geste, bien que salué par certains, a été perçu par d'autres comme tardif et insuffisant. En Algérie, cette reconnaissance a suscité des critiques : on y voit une démarche mémorielle incomplète.
J’aimerais revenir sur ces rendez-vous manqués, ces tentatives de réconciliation qui n’ont jamais vraiment vu le jour. Ils sont comme les pierres d’un chemin dont la voie demeure inachevée, marquant à chaque pas la volonté d’un rapprochement, mais aussi l’incapacité à l’accomplir pleinement.
Nous parlons ici d’un passé fait de blessures encore à vif, d’un lien si complexe entre la France et l’Algérie, un lien de passions et de désaccords, qui porte en lui autant d’amertume que d’affection secrète. À chaque époque, à chaque promesse de rapprochement, nous avons espéré une prise de conscience partagée, une reconnaissance des mémoires brisées, quelque chose qui puisse finalement guérir. Pourtant, chaque tentative s’est vue assombrie par les calculs politiques, par des mots choisis avec soin pour ne pas heurter, pour apaiser sans engager, comme si la vérité elle-même effrayait.
Depuis les accords d’Évian en 1962, qui ont mis fin à huit années de guerre sanglante pour l’indépendance de l’Algérie, les tentatives de réconciliation entre les deux pays se sont succédé, mais elles ont souvent échoué, ou du moins, n'ont jamais atteint le degré de sincérité et de profondeur nécessaires pour effacer les ressentiments. Dans les années 1970, un espoir avait émergé avec le président Valéry Giscard d'Estaing, qui, en 1975, a effectué une visite en Algérie – la première d'un président français depuis l’indépendance. Ce geste, bien que symboliquement fort, a vite été éclipsé par des relations tendues et des intérêts géopolitiques divergents.
Dans les années 1990, alors que l’Algérie traversait la décennie noire de la guerre civile, la France est restée en retrait, peinant à affirmer entièrement sa solidarité à la lutte contre les mouvements extrémistes armés, ce qui a laissé des cicatrices supplémentaires sur le ressentiment algérien.
L’un des épisodes les plus marquants de ce parcours de réconciliation avortée a été, sans doute, la tentative de traité d’amitié entre Jacques Chirac et Abdelaziz Bouteflika au début des années 2000. Les deux dirigeants, malgré des trajectoires politiques distinctes, avaient exprimé un réel désir de rapprochement historique. Après des échanges diplomatiques intenses, ce traité d’amitié franco-algérien devait marquer une étape cruciale, symbolisant un pont jeté entre les mémoires douloureuses des deux pays et l’ouverture d’une ère de coopération renouvelée.
Ce projet de traité, cependant, s’est heurté à des résistances profondes en France, où le souvenir de la guerre d’Algérie et les polémiques autour du rôle de la colonisation restaient vifs. En 2005, la polémique autour de l’amendement de la loi du 23 février, qui mentionnait « le rôle positif de la colonisation », a ravivé les tensions et a choqué de nombreux Algériens, y compris les partisans du rapprochement. Ce climat de crispation a finalement gelé les discussions, et le traité d’amitié, qui aurait pu être une étape historique vers la réconciliation, a été abandonné, laissant dans son sillage une amertume de part et d’autre de la Méditerranée.
Cet échec a marqué une rupture durable. Aux yeux de nombreux Algériens, la France n'était pas encore prête à assumer toutes les dimensions de son passé colonial. Pour la France, ce refus a illustré la difficulté de concilier des impératifs de mémoire divergents et la réticence d'une partie de la population à faire face à ces réalités historiques. Ce moment clé, qui aurait pu cristalliser un renouveau des relations franco-algériennes, s’est transformé en un nouvel épisode de dialogue inachevé, ajoutant une strate supplémentaire à la fracture mémorielle qui persiste encore aujourd’hui.
Il a fallu attendre 2007 pour que le Président Nicolas Sarkozy reconnaisse publiquement les souffrances subies par le peuple algérien sous le régime colonial, mais sans formuler d'excuses officielles. Le geste, encore une fois, était en demi-teinte, limité par les contingences politiques françaises et le spectre d’une partie de l’opinion médiatique toujours méfiante à l’égard de ces démarches.
Un autre moment clé dans cette suite de réconciliations manquées est venu avec François Hollande. En tant que candidat en 2012, il avait pris une position audacieuse en reconnaissant les « souffrances » causées par la colonisation en Algérie, un discours qui avait suscité de l’espoir de part et d’autre de la Méditerranée. Ses mots semblaient promettre une rupture avec les ambiguïtés du passé.
Mais une fois président, François Hollande a considérablement limité la portée de son engagement initial. Lors de sa visite en Algérie en décembre 2012, il s'est contenté de reconnaître les « douleurs que la colonisation française a infligées au peuple algérien », évitant de formuler des excuses officielles. Cette déclaration, bien que significative, a laissé un goût d’inachevé dans les esprits. Si elle a permis de relancer, pour un temps, un dialogue plus ouvert, elle n’a pas suffi à satisfaire les attentes de ceux, en Algérie comme en France, qui espéraient une reconnaissance plus franche et un engagement plus durable.
Ce « petit geste » de François Hollande, en apparence porteur d’une avancée mémorielle, s’est finalement limité à une déclaration sans suite concrète, illustrant une fois de plus la difficulté des dirigeants français à assumer le poids de l’histoire coloniale. Ce rendez-vous manqué a renforcé le sentiment d’une réconciliation impossible, où les initiatives s'arrêtent aux frontières du symbolique sans jamais atteindre l’ampleur nécessaire pour guérir les blessures profondes du passé.
En 2017, Emmanuel Macron a marqué les esprits en qualifiant publiquement la colonisation de « crime contre l’humanité » lors d’un déplacement en Algérie en tant que candidat. Ce propos, salué par certains et décrié par d'autres, laissait entrevoir la possibilité d’une nouvelle ère de dialogue. Une fois président, Emmanuel Macron a poursuivi dans cette voie, notamment en commandant le rapport de l’historien Benjamin Stora, qui a formulé des recommandations pour apaiser les tensions mémorielles. Pourtant, les mesures concrètes tardent à se mettre en place, et les réticences politiques continuent de freiner l’élan vers une véritable réconciliation.
Plus récemment, la reconnaissance par le président Macron de l’assassinat du militant indépendantiste Larbi Ben M’hidi par les forces coloniales françaises a de nouveau soulevé l'espoir d’une ouverture historique. Mais en l’absence d’une démarche officielle plus vaste, ce geste reste insuffisant pour combler le fossé entre les deux pays. Les soixante dernières années se lisent comme un enchaînement de promesses non tenues, d’actes inachevés et de dialogues interrompus, créant un goût amer d’occasions manquées dans la mémoire collective.
En France, le contexte politique actuel, marqué par des tensions internes et une montée des discours identitaires, entrave une réconciliation pleine et entière. Les débats sur l'immigration et l'identité nationale complexifient davantage la possibilité d'un dialogue apaisé sur le passé colonial. Les initiatives présidentielles, bien que louables, se heurtent à une opinion médiatique hostile et à des forces politiques réticentes à affronter les zones d'ombre de l'histoire…
Que pense réellement l’opinion publique française, au-delà des agitations politiques et médiatiques ? Il est bien difficile de la cerner : quelques sondages très imparfaits ne reflèteront jamais la réalité. Pour sûr, des rancœurs subsistent, au bout d’histoires familiales encore vives. L’Algérie, la colonisation et la guerre de libération ressurgissent dans les discussions du « café du commerce », où le passé de la France se réinvente, souvent pour faire face à une perte de repères identitaires et à un manque de confiance en l’avenir. Et pourtant, les générations se sont succédé, et les nouvelles sont, je le crois, en majorité prêtes à regarder avec lucidité les vérités de la colonisation et de la libération de l’Algérie, comme celles des autres pays autrefois colonisés.
Pour l’heure, les premières victimes de cette impossibilité effective de réconciliation sont les binationaux, ces individus portant en eux la double appartenance franco-algérienne. Ils vivent quotidiennement le tiraillement entre deux mémoires, deux histoires souvent antagonistes. Cette dualité, qui devrait toujours être une richesse, devient un fardeau lorsque les États refusent de reconnaître pleinement les souffrances infligées et subies.
Pour ces binationaux, l'absence de réconciliation signifie une perpétuelle quête d'identité, une difficulté à trouver leur place dans des sociétés qui les perçoivent parfois comme des étrangers. Ils sont les héritiers d'une histoire commune, mais aussi les otages d'un passé non assumé. Leur souffrance est le reflet de l'incapacité des nations à dépasser les rancœurs et à construire ensemble une mémoire partagée.
Il est urgent que la France et l'Algérie dépassent les gestes symboliques pour engager un véritable travail de mémoire, sincère et complet. La réconciliation ne peut se contenter de demi-mesures ou de reconnaissances partielles. Elle exige courage politique, ouverture d'esprit et une volonté commune de tourner la page sans oublier, afin que les binationaux, et au-delà, les peuples des deux rives, puissent enfin se réapproprier une histoire apaisée, vraie et partagée.
À Paris, le 4 novembre 2024
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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