Dimanche soir, lorsque les résultats des élections législatives furent proclamés, je ne pus réprimer un sentiment contradictoire mêlant soulagement et inquiétude, émotion que je partageais avec la majorité de nos concitoyens. L'extrême droite, qui dominait les sondages au sortir du premier tour, n'obtint finalement que la troisième place. Cette performance demeure pour moi une source d'angoisse. En tant que Français de confession musulmane, j'ai perçu la montée de l'extrême droite comme une menace directe à mon existence et à celle de nombreux compatriotes. Ce retournement de situation est significatif, certes, mais il ne doit point nous conduire à l'apathie. En vérité, le nombre de suffrages recueillis par le RN au premier tour témoigne de la persistance d'un danger réel pour notre démocratie.
Ces élections, bien que l'arc républicain, tel que défini par le Conseil d'État, ait pris la tête, révèlent un pays profondément divisé. Trois blocs se disputent le pouvoir sans qu'aucun n'obtienne de majorité absolue, offrant ainsi un terreau fertile à l'incertitude et à l'instabilité. Les discours d’adversité et les politiques excluantes émanant de ce fragile arc républicain à peine élu me laissent perplexe quant à l'avenir. Les divisions sont exacerbées par l'intransigeance de certains leaders politiques ou le déni d'autres, comme si nous n'avions pas été au bord du gouffre durant trois longues semaines. L'arc républicain, plutôt que de s'unir contre la montée de l'extrême droite à l’intérieur de l’hémicycle comme pendant la campagne, se déchire et se discrédite mutuellement.
Pis encore, le déni d'une vérité criante : c'est le Peuple qui a été le véritable rempart contre l'extrême droite. Vous lui devez une offre digne de son engagement. Les électeurs, en votant massivement contre l’extrême droite au second tour, ont une fois de plus montré leur attachement aux valeurs républicaines. Ce rejet ne doit toutefois pas être pris pour acquis. Il exige des réponses concrètes et des politiques inclusives qui répondent aux besoins et aux aspirations de tous les citoyens.
Il est temps pour l'arc républicain de tendre l'oreille et de cesser de ne contempler que des intérêts particuliers, car la France que nous aimons s'est réveillée face à des propos ignominieux comme ceux de Melvyn Jaminet, évincé depuis du XV de France pour ses paroles racistes : « Ma daronne qui me demande si j'ai fait la fête ? Je te jure, le premier arabe que je croise sur la route, je lui mets un coup de casque. Je te le dis, je lui mets un coup de casque ».
Et que dire de cette campagne électorale nauséabonde, comme le rappelle le journal Libération : « La parole raciste est montée dans les tours tout au long de la campagne électorale. Il suffisait de faire un tour en reportage pour entendre les insultes et la rage contre les Arabes et les Noirs. Des mots. Des agressions. Les spécialistes ont expliqué que la parole raciste s'est 'libérée'. Et puis c'est tout." Oui, un "c'est tout". »
Justement, "ce n'est pas tout", NON , "ce n'est pas tout"...
Réveillez-vous, car l'heure est grave. Si les racismes et les haines sont malheureusement inhérents à l'humanité, ils trouvent un terrain fertile dans les désarrois économiques et les difficultés de la vie. Alors, pour l'amour de Dieu, sauvez la France. Les dirigeants politiques nous doivent une offre crédible et visionnaire qui empêche les résultats actuels de n'être qu'un recul temporaire avant une nouvelle poussée de l'extrême droite.
À mes compatriotes musulmans, je veux d'abord saluer ce sursaut citoyen qui vous a animés, même si trop d'entre vous encore se détournent des urnes, malgré le péril qui nous guette. Oui, vous avez revêtu l'habit qui vous sied le mieux : celui de citoyen. Ce n'était point en vain, contrairement à ce que pensait la majorité d'entre vous. Je tiens à louer la mobilisation de chacun, et plus encore celle de ceux jouissant d'une notoriété – qu'ils soient influenceurs, étoiles du sport, humoristes – qui se sont mis au service d'une cause : celle de faire barrage à l'extrême droite.
De nombreuses personnalités influentes des réseaux sociaux se sont levées avec ardeur contre la montée de l'extrême droite en France. Utilisant leurs tribunes sur YouTube, Instagram et TikTok, ces figures publiques, suivies par des millions, ont lancé des appels à la vigilance et à l'engagement citoyen, éveillant les consciences aux dangers de l'idéologie d'extrême droite. Ce que je salue avec une gratitude particulière, ce sont leurs messages empreints de tolérance et de démocratie, incitant leurs suiveurs à se mobiliser politiquement, notamment lors de ces élections législatives.
Mais je vous le dis avec une égale reconnaissance : nous n'étions point seuls. D'éminentes personnalités de tous horizons nous ont soutenus, rappelant la fraternité qui caractérise notre République et alertant sur les périls qui nous menacent. Je saisis cette occasion pour exprimer toute ma solidarité à mes confrères avocats, et au-delà, à tous ceux qui ont été la cible de sites d'extrême droite appelant jusqu'à leur élimination encore cette semaine.
Il est vrai que ce soutien est précieux, mais il demeure insuffisant. Pour nous, Français musulmans, la vigilance reste de mise. L'espoir réside dans la solidarité et la mobilisation pour une France plus inclusive et juste. Face à la montée des discours extrémistes, nous devons rester unis et déterminés à défendre nos valeurs républicaines contre vents et marées. Ne cédez pas aux provocations qui pullulent sur les réseaux sociaux et aux appels à la violence des ultra-droites. Rappelez-vous ce que nous avons pour nous : d'abord, le bulletin de vote, qui doit être notre bouclier le plus sûr, et puis le reste : , notre diversité, synonyme d'inventivité. Puisons dans cette richesse culturelle, dans l'humour, dans l'entraide, dans notre foi pour ceux qui la pratiquent, afin de forger une résistance résiliente et tenace.
Enfin je ne peux, en tant que recteur de la Grande Mosquée de Paris, conclure sans m’interroger sur la solidarité entre les responsables des cultes. Le dialogue interreligieux est-il simplement une façade polie devant les autorités lorsque tout va bien, ou bien représente-t-il une véritable boussole morale et sociale dans les périodes de crise ?
Le dialogue interreligieux ne se réduit pas à une simple rencontre protocolaire entre leaders spirituels. C'est un engagement profond envers les principes de paix, de respect et de compréhension mutuelle. En cette période critique pour notre nation, je me trouve profondément troublé par le silence assourdissant des responsables religieux face à la montée alarmante de la haine et de la discrimination à l'encontre des musulmans. Pendant trois semaines de campagne électorale, nos concitoyens musulmans ont été les victimes de discours haineux et stigmatisants, jetés en pâture pour des gains politiques mesquins.
Pendant ce temps, où étaient les voix morales des autres communautés religieuses ? Où étaient les condamnations fermes de ces attaques injustes et les appels à l'unité nationale contre toute forme de racisme et de discrimination ? Le silence et le "ni ni" face à cette campagne de dénigrement sont non seulement décevants mais aussi dangereux.
Le dialogue interreligieux ne peut pas être unidirectionnel ou conditionnel. Il doit être une alliance solidaire dans les moments de crise, une réponse collective contre toute forme d'intolérance et d'exclusion. Les musulmans ne sont pas seuls dans cette lutte pour la justice et l'égalité ; nous attendons et espérons le soutien actif et inconditionnel de nos frères et sœurs de toutes confessions religieuses.
Lorsque des partis politiques exploitent la peur et la division, il est de notre devoir, en tant que guides spirituels, de défendre les principes de fraternité et de solidarité. Le silence n'est pas une option lorsque notre société est menacée par des idéologies qui sapent les fondements mêmes de la coexistence pacifique.
En tant que recteur de la Grande Mosquée de Paris, je lance un appel urgent à tous les responsables religieux de notre pays : ne restez pas silencieux face à l'injustice. Ne restez pas neutres lorsque nos communautés de foi sont attaquées. La solidarité n'est pas seulement un principe abstrait mais une action concrète et nécessaire pour défendre les valeurs de notre République et protéger la dignité de tous ses citoyens.
Nous devons nous tenir ensemble, main dans la main, pour défendre les droits fondamentaux de chaque individu, indépendamment de sa foi ou de son origine. C'est seulement ainsi que nous pourrons construire un avenir où la diversité est une force et où la haine et la division n'ont pas leur place.
Vive la France, vive la République qui chérit tous ses enfants, et vive la Fraternité, pilier tant de la République que de nos différentes religions.
À Paris, le 9 juillet 2024
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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