Pendant trop longtemps, une ombre s'est glissée insidieusement entre deux communautés religieuses, les éloignant au lieu de les rapprocher. Aujourd'hui, je m'élève pour dénoncer cette fausse dichotomie entre musulmans et juifs, semée par l'ignorance et malheureusement entretenue par des intérêts malveillants.
Lorsque les pages du Coran se dévoilent sous nos yeux avides, la présence majestueuse de Moïse, ou Moussa dans la langue arabe, se révèle à maintes reprises. En tant que prophète et messager de Dieu, il occupe une place prépondérante dans le texte sacré de l'islam, élevé au rang des plus grands guides spirituels. L'épopée de Moïse s'étend des récits de sa naissance à son rôle éminent dans la libération des Enfants d'Israël de l'oppression en Égypte. Le Coran dépeint magistralement ses échanges avec le Pharaon, ses miracles divins, et la force de sa foi face aux défis les plus redoutables.
Mais Moïse n'est pas seul dans ce panorama prophétique. Le Coran, véritable trésor composé de sagesses et de révélations, accorde une place éminente à une pléiade de prophètes juifs. Parmi eux, Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, David, Salomon, Job, Aaron, Élie, Élisée, Jonas, Zacharie, et même Jean-Baptiste, tous ces illustres guides sont évoqués avec respect et vénération.
Cette alliance spirituelle entre l'islam et le judaïsme révèle une trame indissociable. Ces prophètes, figures emblématiques des deux traditions, sont célébrés dans le Coran non seulement comme des guides pour leur propre peuple, mais aussi comme des lumières pour toute l'humanité. Leur récit enchâssé dans le texte sacré de l'islam en fait des témoins privilégiés de la révélation divine, porteurs d'une sagesse universelle.
Dans les annales de l'histoire des Juifs à travers les ères musulmanes, émerge un récit d'une symbiose remarquable, révélant l'épanouissement et la sécurité qu'ils ont connus au sein de ces sociétés tolérantes. L'Islam, par son esprit de bienveillance envers les « gens du Livre », a offert aux Juifs un refuge où prospérer, se trouvant ainsi garantis de leurs droits fondamentaux.
À Médine, alors que l'Islam prenait racine, le Prophète Mohammed (que la paix et les bénédictions de Dieu soient sur lui) inscrivit un pacte historique, assurant aux Juifs la liberté de culte, d'expression et la protection de leurs biens et de leurs vies. Cette constitution, érigée comme un socle de concorde et de sécurité pour les Juifs, traduit la volonté du Prophète SAWS de forger une communauté unie, avec des membres égaux d’une même cité, indépendamment des différences religieuses.
Sous le califat d'Omar ibn al-Khattab (qu'Allah soit satisfait de lui), deuxième calife de l'Islam, un exemple éloquent de justice et de générosité envers les Juifs transparaît. Omar, respectant les accords et préoccupé par le bien-être de tous les citoyens, prit des mesures concrètes pour soulager les Juifs de leurs charges. Il écrivit au gouverneur de Koufa, ordonnant que ce qui restait de l'impôt de la ville soit utilisé pour aider les Juifs à rembourser leurs dettes et à subvenir aux besoins de ceux qui souhaitaient se marier. De plus, Omar exempta les Juifs du paiement de la jizya (une taxe en échange de protection), démontrant ainsi sa compassion et son souci pour leur bien-être économique.
Les conquêtes musulmanes ont institué un cadre où les Juifs tout comme les chrétiens, en tant que « dhimmis », bénéficiaient de la liberté religieuse et de la protection de leurs lieux de culte. Des traités spéciaux, comme celui assurant la résidence des Juifs à Alexandrie, ont consolidé leur présence dans les territoires conquis par l'Islam. Les récits de Benjamin de Tudèle soulignent la vitalité de la communauté juive d'Alexandrie, comptant jusqu'à 70 000 âmes pendant la conquête islamique de l'Égypte.
Durant l'époque fatimide, les Juifs se sont élevés aux plus hautes sphères du pouvoir sous le règne éclairé du calife Al-Aziz et de son successeur. Certains d'entre eux ont même été nommés à des postes ministériels, soulignant ainsi la confiance et l'estime accordées à cette communauté. Les Fatimides, soucieux de tolérance religieuse, ont non seulement permis aux Juifs de construire et de rénover leurs lieux de culte, mais ont également assuré leur protection, instaurant ainsi un climat de cohabitation pacifique.
Au temps des Ayyoubides, après la victoire de Saladin sur les croisés, l'histoire révèle une nouvelle illustration de la bienveillance envers les Juifs. Son médecin personnel, Musa ibn Maimun, a plaidé en leur faveur et de nombreux Juifs, fuyant les persécutions européennes, ont alors retrouvé refuge en Palestine. Saladin, dont la réputation de justice et de clémence n'est plus à démontrer, a accueilli chaleureusement trois cents rabbins venus d'Europe pour visiter Jérusalem, marquant ainsi un chapitre remarquable de protection et de fraternité. Le poète juif espagnol Yehuda al-Harizi, évoquant cet événement, souligne la migration significative de Juifs vers la ville sainte à la suite de la conquête par Saladin, offrant ainsi un havre de paix et de soutien dans la Palestine sous son règne.
L’empire Ottoman a été un lieu de refuge pour les juifs persécutés en Europe, plus encore, ils ont gravi les échelons de l'administration jusqu'aux plus hauts postes de l'État. Yusuf Hamon, par exemple, fut nommé médecin privé de Bayezid II puis de Suleiman le Magnifique, tandis que son fils, Musa Hamon, devint le médecin personnel de Suleiman II. Cette ascension illustre la confiance et le respect accordés aux Juifs dans la société ottomane, où ils ont joui de la quiétude, de la stabilité et de la liberté. L'Andalousie musulmane, lors de sa conquête par les Arabes, a vu les Juifs recouvrer leurs biens et leurs lieux de culte, leur permettant de reconstruire leurs temples et d'exercer leur foi en toute liberté, démontrant ainsi une tradition de respect des droits religieux des « dhimmis » dans l'Empire musulman.
Dans son ouvrage Les Arabes selon l'Occident, Arsken Chalder souligne avec éloquence le contraste entre le traitement réservé aux Juifs par les musulmans et celui qu'ils subissent en Occident. Il rappelle comment des émissaires juifs espagnols, confrontés à la persécution des Espagnols, ont cherché refuge auprès des armées arabes au Maroc, témoignant ainsi de la protection offerte par ces dernières face à l'oppression.
De nombreux orientalistes, à l'instar de Goldziher, reconnaissent la coexistence harmonieuse entre musulmans, juifs et chrétiens au sein des sociétés islamiques. Ils soulignent l'ancienneté de l'esprit de tolérance musulman, enraciné dans les principes de liberté religieuse instaurés dès les premiers temps de l'islam. Arnold Toynbee, éminent historien, confirme cette tolérance envers les « dhimmis » juifs et chrétiens, notant l'absence de tentatives délibérées visant à les convertir de force à l'islam ou à les persécuter pour leurs croyances. Enfin, Ahmed Elmalah, sous le nom d'Amram Noël Dupuis, loue les contributions de l'islam à la civilisation européenne. Il souligne comment les musulmans ont apporté la lumière de la connaissance en Europe, transmettant la philosophie, la médecine, l'astronomie et la poésie, et ravivant l'héritage grec et ses sciences.
Et puis... l’empire musulman s’est retrouvé peu à peu sous domination européenne…
Je perçois déjà des réticences s'élever, argumentant que la cohabitation prolongée entre Juifs et musulmans n'a pas été exempte de difficultés. On souligne notamment que, pendant de nombreux siècles, les Juifs vivant sous domination musulmane étaient soumis au statut de « protégé », ou « Dhimmi ». C'est un fait indéniable. Cependant, il est important de rappeler que ce régime juridique n'était pas réservé exclusivement aux Juifs, mais également aux Chrétiens. Ainsi, il ne revêtait pas un caractère discriminatoire à leur égard. De plus, il convient de préciser que la jizya, souvent perçue comme une forme de punition imposée aux gens du pacte, était en réalité une contrepartie à leur exemption du service militaire, offerte en échange de leur protection.
Quant au terme « Dhimmi », qui est souvent utilisé de manière péjorative, il trouve son origine dans une expression arabe signifiant « les gens de la conscience » ou « Ahl al dhimma ». Cette dénomination souligne plutôt le respect et la considération accordés aux membres des communautés du Livre, au sein de la société musulmane.
Ignorer cette histoire ou l’occulter sciemment, me pèse jusqu’à la colère... oui.
En colère je le suis, contre ceux qui, par leur silence complice ou leur manipulation, ont permis l'émergence d'un récit simpliste et toxique. Un récit qui présente l'islam comme l'ennemi naturel du judaïsme, ignorant ainsi les siècles de coexistence pacifique et de collaboration entre ces deux grandes traditions.
Contre ceux qui exploitent la mémoire douloureuse de la Shoah pour justifier une rhétorique de haine et de division. La Shoah n'a pas été commise en terre d'islam, et les musulmans n'ont pas à porter le fardeau de cette tragédie. Ils ont été, eux aussi, victimes de l'oppression et de la discrimination.
Contre ceux qui, par opportunisme politique, cherchent à instrumentaliser les tensions entre communautés pour servir leurs propres intérêts. Les alliances contre nature entre certains membres de la communauté juive et des partis d'extrême droite sont une trahison de l'humanité même.
Contre ceux qui, par leur ignorance ou leur malveillance, propagent des préjugés et des stéréotypes destructeurs, je réaffirme avec force que l’islam n'est pas intrinsèquement antisémite, tout comme le judaïsme n'est pas intrinsèquement antimusulman. Ces généralisations simplistes ne font que nourrir la haine et l'intolérance à des fins inavouables.
Contre ceux qui détournent l'histoire pour justifier leur agenda politique. L'histoire de l'Andalousie, de l'Empire ottoman, et de l'Empire moghol témoigne de périodes de tolérance et de coexistence entre musulmans et juifs. Nous devons nous en inspirer pour construire un avenir meilleur.
Enfin, contre ceux qui restent passifs face à cette montée de l'antisémitisme et de la haine et des discriminations antimusulmans, nous ne pouvons pas rester silencieux devant l'injustice et la division. Nous devons nous lever ensemble, musulmans et juifs, chrétiens, les membres des autres religions et les athées pour défendre la tolérance et le respect mutuel.
Nous sommes liés par une histoire commune, par des valeurs communes, et par un destin commun. Il est temps de rejeter les divisions artificielles et de nous tenir côte à côte dans la lutte contre la haine et l'intolérance. C'est notre devoir envers les générations futures, c'est notre devoir envers l'humanité.
À Paris, le 13 mai 2024
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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