L’expression « civilisation judéo-chrétienne » est devenue un leitmotiv dans les discours médiatiques, politiques et culturels européens. Derrière cette notion se cachent cependant des enjeux complexes et des nuances historiques qui méritent une attention particulière. D'abord réapparue dans les médias il y a quelques années, cette expression a rapidement gagné en popularité, se frayant un chemin dans les discours de journalistes, politiciens, écrivains et même ecclésiastiques. Elle est souvent utilisée comme un signe d'appartenance à une civilisation supposément européenne ou d'origine européenne.
Récemment, le député Meyer Habib, depuis Israël, a évoqué cette notion à l'occasion des festivités de Pâques, mettant de côté d'autres civilisations, en particulier celle de issue de l'islam. Son propos m'a interpellé.
Il n'est pas le seul à estimer que les valeurs et les institutions nées de l'influence judéo-chrétienne ont été centrales pour la culture occidentale. Mais cette généralisation soulève une question fondamentale : sur quels fondements repose cette notion d'une « civilisation judéo-chrétienne », et cela suffit-il à nier d'autres influences et traditions qui ont également façonné la culture occidentale ? Où situer les autres traditions religieuses et courants de pensée ? Peut-on ignorer les distinctions entre l'héritage juif et chrétien, bien que leurs histoires et enseignements ont souvent différés, voire se sont opposés ?
La notion de civilisation judéo-chrétienne présuppose une homogénéité culturelle, ce qui ne reflète pas la réalité des sociétés occidentales, composées de divers groupes ethniques, religieux et culturels, aujourd’hui comme hier. Cette diversité a, elle aussi, contribué à la formation de la culture occidentale. Et sans prétention d’être ethno-historien, je vais tenter de remonter le temps avec vous jusqu’à celui qui a vu naitre cette expression.
Historiquement, le « judéo-christianisme » se réfère aux premières communautés chrétiennes apparues en Palestine, issues du judaïsme. Ces communautés ont donné naissance aux églises catholique, protestante et orthodoxe. Employée à la fin du XIXe siècle par des penseurs réfléchissant à la morale occidentale, l’expression a ressurgi ces dernières années en dépassant l’idée de filiation religieuse pour revendiquer l’existence d’un bloc identitaire. Ce bloc identitaire, censé définir l'identité européenne, tend à minimiser les différences théologiques entre le judaïsme et le christianisme. Il exclut également d'autres influences majeures sur l'Europe, telles que la philosophie des Lumières, les philosophies antiques et d’autres influences religieuses et philosophiques, dont celle de l’islam. De plus, cette notion ignore souvent les contributions importantes de philosophes chrétiens non-européens tels que Saint-Augustin, Tertullien et Origène.
La notion de « civilisation » est devenue un prisme à travers lequel sont analysés les grands événements mondiaux, notamment en ce qui concerne l'immigration et les conflits au Moyen-Orient. Cependant, cette approche réductrice occulte souvent les facteurs géostratégiques, économiques et historiques qui façonnent ces événements. Le débat sur l'immigration, par exemple, est abordé en termes de « civilisations » incompatibles, négligeant ainsi les réalités complexes et les défis sociaux qui sous-tendent ces mouvements migratoires.
La religion a toujours occupé une place centrale dans la vie sociale et politique. L'adoption du christianisme comme Religion d'État par l'Empire romain illustre bien cette interconnexion entre pouvoir politique et religieux. Cette adoption n'était pas seulement le résultat d'un sentiment religieux sincère, mais aussi celui d'une stratégie politique visant à maintenir l'ordre et la stabilité de l'Empire. De même, l'islam, en tant que troisième monothéisme, a connu des divisions politiques et théologiques profondes, telles que l'antagonisme entre sunnites et chiites. Ces divisions illustrent la complexité des interactions entre religion et politique dans les civilisations monothéistes.
Face à ces complexités et ces nuances, il est impératif d'adopter une approche plus nuancée et inclusive de l'identité européenne. Plutôt que de se cramponner à une vision ethnoreligieuse réductrice, il est temps de reconnaître la richesse et la diversité des influences qui ont façonné l'Europe. Cela implique de reconnaître que l'Europe est le produit d'un entrecroisement complexe de facteurs géographiques, historiques, religieux et culturels.
L’influence de l’islam sur l'Europe médiévale a été indéniable. Alors que l'Europe occidentale était plongée dans l'obscurantisme, les savants musulmans ont préservé et traduit des œuvres de la Grèce antique et d'autres cultures. Les chiffres arabes, l'algèbre, le calcul algorithmique, et bien d'autres contributions des musulmans ont marqué les mathématiques et les sciences en Europe. En médecine, les travaux d'Avicenne ont influencé la pratique médicale européenne. Les astronomes musulmans ont perfectionné les instruments d'observation et ont contribué à la cartographie céleste. En ingénierie, des savants comme Al-Jazari ont innové en créant des mécanismes complexes. L'architecture islamique a également laissé son empreinte sur l'Europe médiévale.
L'Andalousie islamique est un exemple éloquent de coexistence interreligieuse et d'échange intellectuel, où musulmans, juifs et chrétiens vivaient en harmonie.
Et même si l'adage affirme qu'il n'est pire aveugle que celui qui refuse de voir, il est impératif de reconnaître que l'immigration musulmane a apporté une contribution indéniable à la France, à divers égards. Culturellement parlant, cette immigration a infusé la société française d'une richesse et d'une pluralité, introduisant de nouvelles perspectives, pratiques et traditions qui ont incontestablement élargi le patrimoine culturel hexagonal. Sur le plan économique, les travailleurs d’abord immigrés se sont souvent distingués dans des secteurs vitaux, participant activement à la dynamique économique du pays. Leur présence s'est avérée cruciale, notamment dans des domaines tels que la construction, l'industrie et les services. Par ailleurs, sur le plan social et intellectuel, la présence musulmane a catalysé un dialogue interculturel et interreligieux, enrichissant ainsi le débat public et contribuant à la formation d'une société plus inclusive et ouverte.
Évoquons un pilier fondamental qui forge l'identité de notre nation et en constitue la fierté à travers le monde : la France, patrie des droits de l'homme. Il est essentiel de rappeler que cette valeur, si chère à notre héritage culturel et moral, a été incarnée avec une noblesse exceptionnelle par l'Émir Abd el-Kader au XIXe siècle, bien avant que sa pleine expression ne trouve écho dans les conventions internationales. Dans le tumulte de l'Algérie coloniale, en dépit des rigueurs de la guerre, Abd el-Kader s'est distingué par une profonde humanité et une vision avant-gardiste des droits de l'homme. Établissant des règles d'une rigueur exemplaire, il a protégé les civils, les prisonniers et les blessés avec une sollicitude qui défiait les conventions de son époque. En proscrivant la torture et en condamnant le pillage, il a érigé des normes éthiques qui reflètent une conception avancée de la justice, teintée de compassion et de respect interreligieux. Sa philosophie des droits de l'homme transcende les contingences historiques pour embrasser les principes universels de dignité, d'égalité et de respect mutuel entre les individus. Ainsi, bien que la formalisation moderne des droits de l'homme soit survenue ultérieurement, l'Émir Abd el-Kader demeure un phare lumineux, précurseur éclairé de ces valeurs universelles qui continuent de guider notre quête collective de justice et d'humanité, qui inspire toute la politique européenne aujourd’hui.
N'est-il pas réducteur, voire humiliant, pour des millions de musulmans, d'être exclus par un concept potentiellement erroné ? Le terme de « civilisation judéo-chrétienne » est apparu au XIXe siècle en Europe occidentale pour définir l'identité européenne. Utilisé à une époque dominée par le christianisme, il a souvent exclu l'islam, ce qui est une interprétation limitée et contestable de l'histoire européenne.
En fin de compte, l'identité européenne est un mélange dynamique et en constante évolution de ces divers éléments. Plutôt que de chercher à figer cette identité dans une définition réductrice, il est temps d'embrasser sa complexité et sa richesse.
Je ne saurais conclure cette analyse sans évoquer un aspect fondamental relatif aux valeurs intrinsèques qui constituent le socle commun des religions chrétienne et juive, et examiner les distinctions qui les sépareraient (supposément) des valeurs véhiculées par l'islam :
1. Éthique et Morale :
- Judaïsme et Christianisme : les valeurs d'intégrité, d'honnêteté, de justice et de charité sont bien établies dans les enseignements et textes sacrés des deux religions.
- Islam : les principes de "Ihsan" (perfection morale), "Sidq" (vérité), "Adl" (justice) et "Sadaqah" (aumône) sont reconnues.
2. Amour du Prochain :
-Judaïsme et Christianisme : l'amour du prochain est fondamental, comme le montrent les enseignements de Jésus et les préceptes du judaïsme.
Islam : l'islam promeut la "Rahmah" (miséricorde) et le "Salaam" (paix) envers tous les êtres humains.
3. Justice et Équité :
- Judaïsme et Christianisme : la justice sociale et l'équité sont des thèmes récurrents dans la Bible.
- Islam : la justice sociale est un principe clé de l'islam, avec des directives précises dans le Coran et les Hadiths.
4. Responsabilité sociale :
- Judaïsme et Christianisme : le soutien aux plus vulnérables est encouragé à travers divers textes et enseignements.
- Islam : la "Zakat" (aumône obligatoire) et la "Sadaqah" (aumône volontaire) sont des pratiques extrêmement importantes pour les musulmans afin de soutenir les pauvres et les nécessiteux.
5. Intégrité et Honnêteté :
- Judaïsme et Christianisme : l'intégrité et l'honnêteté sont valorisées dans les écrits et enseignements religieux.
- Islam : le Prophète Mohammed (la paix et les bénédictions soient sur lui) est souvent cité comme exemple d'intégrité et d'honnêteté.
6. Pardon et Réconciliation :
- Judaïsme et Christianisme : le pardon et la réconciliation sont des thèmes importants, comme le montrent les enseignements de Jésus et les récits bibliques.
- Islam : le pardon est encouragé et exemplifié par le Prophète Mohammed (paix et bénédictions sur lui).
7. Humilité et Servitude :
- Judaïsme et Christianisme : l'humilité et la servitude à Dieu sont valorisées dans les deux religions.
-Islam : la "Tawadu" (humilité) et le service à Dieu sont des principes fondamentaux de l'islam.
Ainsi, il est indéniable que ces valeurs sont partagées, et sauf à se complaire dans la négation et la haine, l'expression "valeurs judéo-christiano-musulmanes" serait plus pertinente.
Il est donc temps d'adopter une vision plus inclusive de l'histoire et de la culture européennes, reconnaissant les contributions de diverses traditions religieuses et culturelles, y compris l'islam. Cela enrichirait notre compréhension de l'héritage culturel européen et renforcerait le sentiment d'appartenance des populations musulmanes à l'espace dans lequel elles vivent.
À Paris, le 15 avril 2024
Chems-eddine Hafiz
Recteur de la Grande Mosquée de Paris
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